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infiniment plus nombreux que les hommes frappés sur le champ de bataille, et qui ont dû représenter un chiffre énorme pendant l’hiver de 1854 à 1855. Essayez de faire le calcul des pertes qui pour toutes ces causes ont dû peser sur l’armée russe, et, si modérées que soient les bases de votre estimation, vous arriverez à un total qui épouvante.

Prenons, si vous le voulez, un autre mode de raisonnement. L’armée russe, dans l’organisation qu’elle a reçue de l’empereur Nicolas, se compose de trois parties distinctes : l’armée dite d’opération, la réserve, les corps locaux. L’infanterie de l’armée d’opération, car c’est sur cette arme seulement que nous avons quelques renseignemens précis depuis le commencement de la guerre, est répartie en vingt-quatre divisions, dont trois pour la garde, trois pour le corps des grenadiers et dix-huit pour l’infanterie de ligne, représentant ensemble trois cent soixante-huit bataillons et 383,600 soldats. Or de ces vingt-quatre divisions il en est seize (trois des grenadiers et treize de la ligne, 250,000 hommes au moins) qui ont été dirigées sur la Crimée, où elles ont reçu l’adjonction de 25,000 hommes des équipages de la flotte, de plusieurs détachemens distraits de l’armée du Caucase, de troupes empruntées à la réserve et à l’armée de l’intérieur, de contingens fournis par les Cosaques et par les corps locaux, quelquefois même par des milices, car toutes ces diverses espèces de troupes sont désignées dans les rapports des généraux russes. De l’ensemble de ces données il ressort qu’au plus bas on ne peut pas estimer à moins de 400 ou 450,000 hommes le nombre des soldats de toutes armes qui ont figuré dans l’armée russe de Crimée. Eh bien! aujourd’hui on ne porte pas l’effectif réel de cette armée à plus de 125,000 hommes, tout compris, infanterie, artillerie, cavalerie, génie, etc. Que sont devenus les autres, et que faut-il ajouter à ce chiffre pour les pertes de l’armée du Danube, pour les pertes de l’armée d’Asie? On comprend maintenant la nécessité de ces conscriptions qui sont venues frapper coup sur coup les populations de l’empire, et l’on ne croit pas sans doute que ces levées, armées à la hâte et à peine disciplinées, inspirent à la Russie l’espoir de retrouver dans une nouvelle campagne les chances qui ont déjà trompé le courage et l’opiniâtreté de ses meilleures troupes.

S’il est très difficile de fixer avec quelque espérance d’exactitude le chiffre des pertes d’hommes que la Russie a faites, il est absolument impossible d’estimer le dommage que la guerre a causé à ses ressources matérielles. Comment essayer de traduire en chiffres ce qu’il faut compter pour la destruction d’une ville de 35,000 âmes comme était Sébastopol, pour la ruine d’Anapa, de Kertch, de Romarsund, de Kinburn, des forts de la côte de Circassie, de la flotte de la Mer-Noire, de l’arsenal de Svéaborg, pour tout ce qui a été détruit ou incendié dans la mer d’Azof, dans les golfes de Bothnie