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mœurs. Que de choses cela seul ne suppose-t-il pas dans votre peuple ! Voilà certainement un grand et précieux avantage ; tirez-en un orgueil légitime. Vous n’avez pas le célibat des prêtres, d’où il suit qu’ils ne peuvent former un état dans l’état ; point de congrégations séculières, la religion a été tenue chez vous dans une si longue dépendance, qu’elle est restée jusqu’ici étrangère à tout projet de domination. Que d’avantages réunis, si vous savez en user ! Ajoutez que votre culte est pratiqué dans votre langue, ce qui entraîne après soi ces deux grands biens, l’un que l’instruction populaire dérive de l’esprit même du culte, l’autre que vous possédez le germe d’une église vraiment nationale. Pour la distinguer de l’église russe, c’est assurément beaucoup que la langue. Ne souffrez plus un mot russe dans la liturgie. Qu’à cela se joigne le moindre changement dans les rites, le costume, le chant ; le plus petit, le plus insignifiant de ces changemens aura des résultats incalculables ; avec un clergé accoutumé à obéir, et un peuple à qui tout fanatisme est inconnu, ces modifications ne sont point assurément impossibles. Elles seront insaisissables à l’origine ; mais les suites en seront importantes. Fiez-vous à l’effet de ces petites réformes plus qu’à celles qui n’auraient qu’une apparence purement philosophique. Celles-ci sont trop élevées, trop au-dessus de la portée des peuples. Ils font semblant de les comprendre, mais ils n’en ont qu’une intelligence trompeuse et grossière ; à la première occasion, ils les quittent pour retomber dans leurs plus anciennes formes. J’ai vu de ces peuples titans qui avaient juré d’escalader le ciel ; où sont-ils ?

Fermez donc l’oreille aux sophismes ordinaires des nations les plus spirituelles de l’Occident. Elles vous diront que la première chose, la seule digne de vous occuper, c’est de créer la vie économique, et que la vie politique ne manquera pas de suivre, soit demain, soit dans un siècle. Ne vous piquez pas de tant d’esprit. Demeurez convaincus que vous ne moissonnerez que ce que vous aurez semé. Si vous ne placez dès le premier jour, sous une forme quelconque, aussi modeste que vous voudrez, la liberté dans vos fondations, soyez certains que vous ne la reverrez jamais, à moins qu’elle ne rentre chez vous par effraction, au risque de détruire votre édifice.

C’est au reste un avantage à tirer de votre situation qu’il soit si aisé parmi vous d’être novateur sans rien hasarder que l’expérience n’ait consacré chez les autres. Tout progrès déjà suranné ailleurs paraîtra nouveau chez vous, et il semble qu’il y ait de quoi tenter un homme amoureux de renommée, maître d’acquérir à si bon marché le titre de réformateur, L’égalité devant la loi, devant l’impôt, l’accessibilité de tous à toutes les fonctions, la sécularisation des