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bataille contre nous quand il lui plaira et sans avoir besoin de s’enquérir si la guerre qu’il leur fera faire blesse les sympathies qu’on leur suppose, et qui en tout cas sont comme si elles n’existaient pas. Ah ! si le monde était encore constitué comme au siècle dernier, si l’Europe était encore régie dans ses divers empires par une forme sociale, par des principes d’organisation politique à peu près identiques pour tous et universellement acceptés, notre position vis-à-vis de la Russie serait fort différente de ce qu’elle est : dans une pareille situation, il ne se fait de guerre que pour des questions d’influence ou d’intérêt territorial, et rien ne serait plus sensé que de prévoir l’éventualité d’une alliance durable et fructueuse avec la Russie; mais depuis la guerre de sept ans la révolution française est survenue, qui a bien changé les choses. Ce sont les races, les nationalités, les religions, les principes, qui sont en présence; or sur ces questions tout nous sépare de la Russie, qui est et sera longtemps encore la clé de voûte de toutes les coalitions qu’on essaiera de diriger contre nous, l’espérance et la planche de salut de tous ceux que leurs intérêts ou leurs passions rendent les ennemis de la civilisation moderne de la France. Aussi longtemps que nous n’aurons pas renoncé à l’héritage de 1789, nous aurons pour principal adversaire dans le monde le principal représentant de l’autocratie et du servage, de la compression des individus et de l’absorption des nationalités. Le jour où l’on verra la France alliée de la Russie dans une grande entreprise, on pourra dire qu’elle a répudié les traditions de ses pères, qu’elle est définitivement morte à toute espérance de liberté. Voilà pourquoi je regrette si peu la flotte russe de la Mer-Noire et pourquoi j’aurais regretté si peu celle de la Baltique; voilà pourquoi je regarde tout ce qui peut arrêter l’ambition de la Russie, tout ce qui contribue à ne pas agrandir son prestige et son influence comme matériellement et moralement avantageux à mon pays : je n’ai pas oublié la hauteur blessante de tous les procédés du gouvernement russe envers la France libérale, ni les proclamations hautaines qu’il adressait à l’Europe, à mon pays en particulier après 1848, lorsqu’il nous disait : Audite, populi, et vincimini quia nobiscum Deus ! écoutez, peuples, et vous êtes vaincus parce que Dieu est avec nous! — La Russie en a appelé aux armes, et Dieu n’a pas été avec elle.

Quelque chose qui doit surtout réjouir le cœur de la France, qui sera pour elle la compensation de bien des sacrifices, c’est que le nouveau traité de Paris devra être regardé comme un pas de plus fait dans la voie où elle cherche depuis quarante ans la réparation des traités de 1815. Il y restera sans doute beaucoup à faire encore, et le congrès de Paris ne nous rendra pas ce que le congrès de Vienne nous a ôté : il est certain cependant qu’il rajeunira le lustre de nos armes, qu’il consacrera l’accroissement légitime d’influence