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juste de vouloir que l’opinion publique n’oublie pas ses services, et cependant, quoi qu’on fasse, elle les oubliera. L’éclat incomparable qu’ont jeté les victoires de l’Aima, d’Inkerman et de Traktir, l’assaut de Malakof et la prise de Sébastopol rejetteront fatalement la marine au second plan. Aussi n’est-il pas nécessaire d’insister sur ce qu’a fait l’armée de terre : ses exploits et ses triomphes remplissent toutes les mémoires, ils ont frappé trop vivement toutes les imaginations, ils ont porté au loin de trop douces consolations à tous ceux des Français que les hasards de la vie ou les vicissitudes de la politique ont répandus par tous les pays de la terre, ils ont excité une admiration trop sincère, même chez nos ennemis secrets ou déclarés, pour qu’il vaille la peine de les remettre en lumière. On ne peut plus que rire aujourd’hui des fausses terreurs que de prétendus amis affichaient d’un air de tendre inquiétude au début de la guerre. Que vont-ils faire à Sébastopol ? disait l’un. — Mais ils n’ont jamais fait la grande guerre ! disait l’autre. — Il y avait surtout une phrase singulière que certains journaux militaires étrangers nous jetaient à la tête avec un air d’énigmatique profondeur : « Mais vos soldats d’Afrique n’ont jamais entendu le canon ! » Ces bonnes gens sont aujourd’hui plus que rassurés sans doute sur le compte de notre armée, car leur inquiétude n’a pas dû être de longue durée. En effet, la première fois que l’infanterie française s’est trouvée en présence de l’ennemi, ç’a été sur le champ de bataille de l’Alma, où elle a emporté, de concert avec les Anglais, de formidables positions défendues par quatre-vingt-quatre pièces de canon. La première fois aussi que la cavalerie française a eu l’occasion de se mesurer avec les Russes, à l’affaire de Balaclava, on a vu deux escadrons de chasseurs d’Afrique débuter par aller sabrer les canonniers russes jusque sur leurs pièces. Et si ces exploits n’ont pas suffi pour dissiper tous les doutes, il faut croire que le siège de Sébastopol, où treize cents pièces d’artillerie en batterie n’ont pas laissé de jouer un certain rôle, aura dû convaincre les plus incrédules de l’aptitude du soldat français à entendre le bruit du canon sans trop se troubler. Quant à la grande guerre, il faudrait peut-être expliquer ce qu’on voulait désigner par cette expression un peu vague ; mais, en attendant la définition, il semble qu’une guerre qu’on poursuit à cinq cents lieues, à mille lieues de chez soi, et jusqu’au Kamtschatka, avec des armées de deux cent mille hommes, avec une flotte de trois cents bâtimens armés et montés par plus de cent vingt mille marins, peut bien passer pour une grande guerre ; il semble que les amiraux, les généraux et les administrateurs qui mettaient en mouvement de pareilles forces, à de pareilles distances, étaient bien autorisés à croire qu’ils faisaient la grande guerre. Ou bien la