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pendant ne pouvait obéir en tous points au prisonnier : il lui fallait un officier. Celui qui avait succombé dans la lutte était un insbachi, chef de cent hommes, c’est-à-dire le premier officier supérieur, au-dessous duquel il n’y a que des sous-officiers. Ces sous-officiers sont indistinctement désignés en Turquie par le nom ou le sobriquet de ciaour, comme qui dirait joueur de grelots, ou bien encore chapeau chinois. Il y avait bien dans la troupe victorieuse un de ces dignitaires ou chapeaux chinois ; mais c’était une espèce d’idiot, sourd, épileptique, généralement regardé comme le Triboulet des sous-officiers. Malgré leur vénération pour la hiérarchie, il était impossible aux soldats de prendre conseil d’un pareil personnage, et il devenait urgent d’arrêter une résolution, car les deux serviteurs et les deux chiens de Méhémed s’étaient évadés ; on pouvait craindre qu’ils ne revinssent bientôt avec du renfort. À défaut de supérieur politique, les soldats se tournèrent vers leur doyen d’âge, et le prièrent de les diriger. Que fallait-il faire du prisonnier ? où le conduire ? quelle route choisir ? Heureusement pour la responsabilité de la troupe en désarroi, le doyen d’âge se trouva être un vieillard doué de quelque bon sens et de beaucoup de prudence. Il comprit qu’il fallait se hâter de placer leur captif entre les mains d’une autorité quelconque, et le plus court chemin lui parut le meilleur. S’approchant respectueusement du bey, le vieillard lui demanda s’il était disposé à se mettre en route, et s’il avait quelques ordres à lui donner pour le voyage. — Rien pour ce qui me concerne, répondit le bey ; mais je désire qu’on procure à cette dame un cheval doux et sûr, et que l’on ait pour elle tous les égards auxquels elle a droit.

Le vieux soldat s’empressa d’offrir à Habibé le cheval de l’officier, et vainqueurs et vaincus ne tardèrent pas à quitter le village. Deux heures plus tard, ils arrivaient à la ville voisine, où résidait un kaïmakan, qui se hâta d’envoyer son prisonnier au pacha de la province. Celui-ci confia la direction de l’escorte à un sous-officier, en lui recommandant d’avoir pour ses captifs tous les égards dus à leur rang et compatibles avec le succès de sa mission. Dès lors, il ne s’agissait plus que de gagner la route de Constantinople, en traversant le premier chaînon des montagnes habitées par les Kurdes. Décidé à remplir scrupuleusement sa mission, l’officier mit sa troupe en mouvement.

Christine Trivulce de Belgiojoso.