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Méhémed le savait aussi, et son premier regard après la lutte fut pour celle dont il ne pouvait plus désormais suspecter l’affection, pour Habibé, qui, pâle et abattue, tenait encore à la main un couteau devenu inutile.

— Il était trop tard, Habibé, lui dit Méhémed avec un triste sourire ; ta prudence ni ton courage n’ont pu me sauver. Quant à la malheureuse qui m’a vendu, je ne m’occupe pas d’elle, mais son triomphe ne sera pas long.

Kadja entendit ces mots. S’ils avaient pour but d’éveiller son repentir, ils manquèrent complètement leur effet. Quoique pâle, et le visage bouleversé par la terreur et la rage, son œil brillait de ce feu sombre que la vengeance satisfaite peut seule allumer.

— Quand même mon triomphe serait aussi court que ta vie, il m’aura payée avec usure ce que j’en attendais, s’écria-t-elle. Te voir vaincu, garrotté, savoir que ta tête roulera bientôt sous le glaive du bourreau, cela me suffit, quand même la récompense qui m’a été promise ne me serait pas payée. J’ai racheté ma liberté, j’ai vengé ma dignité avilie. Ah ! si toutes les femmes avaient mon courage, que de sang rougirait les foyers domestiques des musulmans !

Sans répondre à ces imprécations, Méhémed leva les yeux sur Habibé comme pour lui demander si elle partageait les sentimens de Kadja. Habibé ne répondit pas ; mais, s’efforçant de vaincre l’abattement qui la gagnait, elle s’approcha du bey, et, lui tendant la main, elle lui dit d’une voix ferme : — Permets-tu que je te suive ?

— Me suivre ! répéta Méhémed étonné. Que veux-tu dire, Habibé, et sais-tu bien où l’on va me traîner ?

— En prison, répondit Habibé, à Constantinople sans doute, où ton sort sera décidé, et où je désire te suivre. Kadja a dit vrai en partie, et la place que je veux prendre et garder auprès de toi ne sera guère enviée ni disputée. Permets-moi donc de te suivre.

— Qu’il soit fait selon ta volonté, repartit Méhémed, profondément ému. Tu as raison, ajouta-t-il après un moment de silence. Ta place en effet est auprès de moi, car je suis de ces malheureux que chacun fuit et abandonne.

Nulle part le respect pour la hiérarchie n’est aussi profondément enraciné qu’en Turquie. Les soldats ne s’en étaient départis en dernier lieu qu’après avoir vu plusieurs de leurs camarades étendus sans vie sur le plancher. À peine la lutte fut-elle terminée, et Méhémed eut-il repris l’attitude fière et hautaine qui lui était propre, que le sentiment de leur infériorité vint comme de coutume remplir le cœur des gardes de crainte et de respect. Quoique captif et garrotté, c’était Méhémed qui donnait des ordres, que les soldats vainqueurs recevaient avec soumission et exécutaient avec fidélité. L’escorte ce-