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— Ah ! parle, je t’en conjure, car c’est surtout à cause de lui que je désire te consulter. M’aimera-t-il toujours ? vivra-t-il longtemps ? Serai-je assez heureuse pour expirer dans ses bras ?

— Un moment, un moment, s’il te plaît ! je ne puis rien te dire de cette personne à moins que tu ne me la dépeignes au naturel. C’est un homme d’abord, n’est-ce pas ? Est-il jeune ? est-il grand ? bien ou mal fait ? Comment s’habille-t-il ? Lui connais-tu quelques signes particuliers ? Enfin comment se nomme-t-il ?

— Oh ! pour son nom, reprit Kadja d’un ton de voix solennel, je ne puis le dire ; non, on m’arracherait plutôt la vie que ce nom si cher pourtant, mais je vais répondre à tes autres questions.

Et la Circassienne donna avec une exactitude parfaite le signalement du bey à la devineresse, ajoutant même à ce portrait des détails singulièrement minutieux. C’est ainsi qu’elle parla d’une mèche de cheveux blancs mêlée à ses touffes de cheveux noirs et d’un petit sachet de soie verte attaché à son cou.

— Je vois que cet homme t’aime passionnément, dit alors la bohémienne, et qu’il songe à toi dans ce moment même. Tu ne tarderas pas à le revoir, et je ne doute pas qu’il ne vienne souvent se récréer auprès de toi. Du courage, noble dame ! je connais tes pensées, tes désirs. Celui auquel tu t’es dévouée récompensera dignement tes généreux services. Tu désigneras les récompenses, et tu les verras venir aussitôt cent fois plus grandes que ton espoir. Voilà ce que j’avais à te dire, et maintenant permets-moi de me retirer.

La bohémienne allait en effet s’éloigner après avoir échangé avec la Circassienne un regard significatif qui n’échappa point à Habibé, quand elle se vit entourée par la famille de l’ami turc, qui venait réclamer sa part des prédictions. Un souper fut ensuite servi aux bohémiennes, et une danse générale termina la journée.

Le lendemain, la maison qui servait de retraite aux deux femmes du bey reçut d’autres visiteurs, et Kadja, qui cherchait un moyen d’éveiller dans l’esprit de Méhémed des soupçons sur sa taciturne compagne, crut l’avoir trouvé. Ces visiteurs venaient de l’Occident ; c’étaient des Francs, et trois femmes se trouvaient parmi eux, une petite fille, sa mère et sa camériste. On se disait tout bas que l’une des femmes connaissait la médecine, que partout sur son passage les boiteux devenaient ingambes, et les aveugles clairvoyans. L’une des épouses du maître de la maison se souvint qu’elle était fort malade depuis quelques années : elle voulut consulter la dame franque, qui n’était autre que moi-même. Je fis ma visite de médecin en conscience. Quand la consultation fut terminée, les deux femmes qui jouent un rôle dans cette histoire, Habibé et Kadja, vinrent à moi, m’apportant le café, et je ne remarquai pas sans surprise la conster-