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le jour même de l’arrivée des deux dames une troupe de bohémiens ambulans ayant traversé le village, Osman-Effendi, c’est le nom de notre Turc, s’empressa d’en informer ces dames et de leur demander s’il leur serait agréable d’assister à une danse exécutée par les plus jeunes femmes de la troupe. Kadja, qui n’avait pas cessé de verser des larmes depuis le moment des adieux, s’apaisa subitement, et déclara d’une voix langoureuse qu’elle ne refusait pas cette distraction. Habibé, à son tour, protesta qu’elle ne quitterait pas son amie, dont la douleur l’effrayait. Ce fut en vain que Kadja s’efforça de la rassurer, et de l’engager à ne pas se contraindre en assistant à cause d’elle à un spectacle pour lequel elle avait témoigné plus d’une fois son aversion. Habibé tint bon, et demeura auprès de sa compagne, si bien que Kadja (tel est sans doute l’effet contagieux du dévouement ! ) se montra disposée à renoncer au divertissement qu’on lui offrait plutôt que de l’imposer à Habibé ; mais la maîtresse du logis coupa court à ce débat généreux en introduisant les bohémiennes dans le vestibule du harem, où les deux étrangères et les femmes de la maison étaient rassemblées.

Parmi ces danseuses de Bohême, il y en avait une qui ne ressemblait aucunement ni à une danseuse ni à une bohémienne. On eût juré tout d’abord que c’était un homme déguisé, un homme fait qui se serait coupé la barbe et la moustache une heure auparavant, car le menton portait encore les traces du rasoir. Cette étrange bohémienne ne se donnait pas seulement pour danseuse ; elle se vantait surtout d’une habileté consommée dans la science de la divination. Ce fut une de ses compagnes qui signala ce talent à la curiosité de l’assemblée, et aussitôt Kadja manifesta un violent désir de connaître le sort qu’Allah lui réservait. Rien n’était plus facile, puisqu’il suffisait de mettre sa main dans la main de la sibylle et de répondre sans détour aux questions que celle-ci lui adresserait. Kadja se hâta de souscrire aux conditions imposées. La voilà donc livrant sa blanche main, écoutant de ses deux oreilles, et prête à ouvrir son cœur aux investigations de la bohémienne. Pour surcroît d’étrangeté cependant, la danseuse bohémienne a une voix de basse taille qui ne dément en rien ses dehors masculins ; mais Kadja n’est pas femme à remarquer de pareilles misères lorsqu’il s’agit de pénétrer les secrets de l’avenir. Aussi ne tressaille-t-elle pas le moins du monde en entendant ces notes basses et sonores, et répond-elle comme si les questions lui étaient adressées par une voix de fausset.

— Que désires-tu savoir, noble dame ?

— Le sort qui m’attend.

La main fut aussitôt minutieusement examinée. — Ta vie est si étroitement liée à celle d’une autre personne, que je ne puis rien dire de toi sans parler d’elle.