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aucun contrôle, s’écria tout à coup : — Et dans cette retraite où je serais renfermée, ne te verrai-je jamais, seigneur ?

— Je viendrai vous voir le plus souvent que cela me sera possible.

— Mais on te reconnaîtra, seigneur, et alors tout ce mystère, dont je ne comprends pas le motif, sera dévoilé.

— Bah ! reprit le bey, il n’y a pas beaucoup d’habitans dans le village de mon ami le Turc, et ceux qui me reconnaîtront sont encore moins nombreux. D’ailleurs, poursuivit-il comme en se parlant à lui-même, je ne marcherai pas souvent à visage découvert, et je défie tous les zapetiers de l’empire de me reconnaître sous mes déguisemens.

Quoique prononcés à voix basse, ces mots n’échappèrent pas à l’oreille attentive de la Circassienne, qui, s’approchant timidement du bey et levant sur lui ses beaux yeux bleus, lui dit d’un air suppliant : — Mon cher seigneur, promettez-moi de m’accorder une grâce à laquelle je tiens plus qu’à la vie.

— Je te l’accorde, si cela est possible, répondit le bey, plutôt ennuyé qu’ému.

— Eh bien ! seigneur, promets —moi de porter toujours à ton cou ce talisman. Quels que soient les déguisemens que tu adopteras, ne t’en dépouille jamais ; c’est ma mère qui me l’a légué à son lit de mort, parce qu’il l’avait sauvée de bien des périls, et moi-même, c’est à sa vertu que je dois le bonheur de t’appartenir. Me pardonnes-tu cette hardiesse, seigneur, et m’accordes-tu ma prière ?

Et en parlant ainsi, elle passait au cou du bey un ruban fané auquel était suspendu un petit sachet en soie verte, comme on en voit un si grand nombre en Asie.

— C’est bon, c’est bon ; je porterai cela, je te le promets, sois tranquille. S’il m’arrive malheur, ce ne sera ni ta faute ni la mienne, mais bien celle du talisman.

Une seule des femmes du bey avait paru prêter quelque attention à ce court entretien de Méhémed et de Kadja : c’était la taciturne Habibé, qui venait de se glisser dans la salle à la suite des autres sultanes, et qui se tenait dans l’ombre auprès du bey. En voyant l’amulette de Kadja passée au cou de Méhémed, elle frémit, comme partagée entre l’inquiétude et l’indignation. Elle resta muette cependant, et personne ne remarqua le trouble qui l’agitait.

Le lendemain, dès le point du jour, les femmes se mirent en route pour leurs destinations respectives, les unes dans des paniers attachés aux deux côtés d’une mule ou d’un chameau, les autres à califourchon sur des chevaux bien tranquilles. Méhémed-Bey assistait au départ. Toutes vinrent se prosterner à ses pieds, et attendirent dans cette humble attitude qu’il les relevât et les embrassât plus ou moins tendrement. Lorsque ce fut le tour d’Habibé, — elle si froide, elle qui