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une époque indéterminée. On attendait qu’il s’offrît une occasion de frapper ce grand coup sans danger pour la tranquillité publique. La question demeurait ainsi une question d’opportunité, et sans un incident qui allait mettre à l’épreuve le dévouement des cinq femmes dont nous avons tracé le portrait, Méhémed-Bey eût pu croire qu’on ne chercherait jamais à la résoudre.

Cet incident était la nomination d’un nouveau pacha au gouvernement de la province où Méhémed-Bey menait sa vie de prince errant. En sa qualité d’homme nouveau, ce personnage était disposé à suivre une ligne de conduite entièrement opposée à celle de ses prédécesseurs. Il blâmait leur coupable mollesse, et il écrivait dépêche sur dépêche à Constantinople pour solliciter du ministre des mesures sévères qui missent fin à un état de choses scandaleux. En recevant ces renseignemens si différens de ceux qu’il avait reçus jusque-là, le ministre ne se souvint pas qu’ils lui venaient d’une nouvelle source, et il pensa tout naturellement que la situation était changée. Le divan suprême s’appliqua dès lors à trouver pour les Kurdes un châtiment convenable, c’est-à-dire un châtiment assez rude pour qu’ils se sentissent châtiés, et assez doux pour qu’ils jugeassent la soumission préférable à la résistance. Après de longs débats, voici à quoi l’on s’arrêta. Tous les Kurdes ne sont pas brigands, mais tous sont pasteurs. Ils possèdent les plus beaux troupeaux de l’empire. Pour avoir des troupeaux, les pâturages sont indispensables, et les Kurdes, qui le savent bien, se sont approprié depuis un temps infini toute une chaîne de montagnes qui s’étend du centre de l’Asie-Mineure jusqu’à Bagdad. Cette propriété immense, sur laquelle jamais Turc n’a osé s’établir, demeure déserte pendant la froide saison et se peuple au retour de chaque printemps d’une multitude de troupeaux, de pasteurs et de femmes, vivant sous la tente comme les contemporains et les descendans de Jacob. Ce fut cette existence sanctionnée par le droit des siècles que le divan se décida à frapper par un décret qui interdisait aux Kurdes l’occupation de leurs quartiers d’été.

La mesure était hardie. Il y eut grand émoi parmi les Kurdes. Les uns voulaient se porter en masse et bien armés sur leurs montagnes, et attendre de pied ferme les troupes turques : c’était l’avis de Méhémed-Bey ; mais, quelque grande que fût son autorité, elle fléchissait devant celle d’un vieillard établi dans la ville où résidait le pacha, et cachant sous un faux nom et une existence fictive sa position véritable de chef de la nation kurde. Hassan-Effendi passait pour un riche commerçant, aussi dévoué au gouvernement de la Sublime-Porte qu’il était respecté pour son grand âge, sa probité parfaite et sa fidélité à toute épreuve à son souverain. Le pacha et