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tin, et il ne craignait pas de pénétrer dans les villes. Là, sous un nom supposé et à l’abri d’un déguisement, il vendait ou échangeait le produit de ses courses à main armée, visitait ses amis, découvrait la piste des riches voyageurs, et se tenait au courant des nouvelles politiques qui pouvaient le concerner. Il n’est pas nécessaire d’ajouter que dans les villes son nom d’emprunt et ses déguisemens ne trompaient jamais personne. Chacun savait pertinemment que le petit vieillard pauvrement vêtu qui se montrait de temps à autre sous prétexte de vendre son riz ou d’acheter un peu d’orge était le jeune, le vigoureux et redouté chef des Kurdes. Plus d’une fois la pensée de l’arrêter traversa la cervelle d’un puissant pacha, et lui fit perdre le sommeil et l’appétit pendant plus d’une semaine ; plus d’un divan fut consulté ; cependant, s’il n’était pas trop difficile de s’emparer de Méhémed-Bey, il était impossible de dire comment on le garderait. Le territoire turc est, il est vrai, sillonné par des rivières d’où aucun prisonnier, quelque embarrassant qu’il fût, n’est jamais sorti ; mais, outre que la Sublime-Porte semble depuis quelque temps ne plus goûter ces expédions héroïques, la disparition totale de Méhémed-Bey n’eût pas coupé court à toute inquiétude. Tout au contraire les Kurdes forment encore à l’heure qu’il est une population puissante et belliqueuse, causant à la vérité de grands dommages au pays et sur les routes, mais qui en causerait encore bien plus, pour peu qu’elle le voulût bien. Si du vivant et sous les ordres de Méhémed-Bey cette population ne faisait pas tout le mal qu’elle pouvait faire, n’était-il pas juste et convenable d’attribuer sa modération à l’influence de ce chef ? Et si le gouvernement turc jugeait bon de rayer ce chef du livre des vivans, les Kurdes ne se croiraient-ils pas le droit d’user de représailles ? Or quelles représailles que celles de ce peuple farouche, dont l’existence habituelle et normale se compose d’agressions à main armée, de combats et de pillage, — sans compter que les auteurs présumés de la capture du bey deviendraient le but constant des plus cruelles vengeances ! Toutes ces considérations avaient pendant longtemps assuré le salut de Méhémed-Bey bien mieux que sa barbe postiche et ses vêtemens en lambeaux. Peu à peu on en était venu à regarder l’impunité du bey comme un gage de sécurité relative pour les populations au milieu desquelles il circulait librement, et qu’il rançonnait à sa fantaisie. Cette manière de considérer les choses avait été même adoptée à Constantinople, et le chef audacieux des Kurdes s’était trouvé aussi en sûreté au milieu de ses ennemis qu’il l’eût été dans sa propre capitale, s’il en eût possédé une. Ce n’est pas que le projet de s’emparer du bey et de détruire le brigandage eût été jamais positivement et officiellement abandonné par le gouvernement. L’exécution de ce plan avait seulement été remise à