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comme intimidées en sa présence ; aussi se dédommageaient-elles de cette faible contrainte en se moquant de ses grands airs de reine. Dans ce moment, Actié fumait, assise sur ses talons, la longue pipe turque ; mais, quoique assise, elle dépassait de la tête toutes ses rivales, et on l’eût prise en effet pour une reine entourée de ses suivantes.

La Circassienne n’est guère moins estimée que la Géorgienne à cause du caractère de sa beauté, qui tranche fortement avec le type oriental. Aussi Fatma n’eut garde de se fâcher lorsque son mari lui annonça son troisième mariage avec une fille de Circassie. Puisque l’occasion se présentait pour lui de faire une semblable acquisition, elle ne pouvait le blâmer de la saisir, et Kadja la Circassienne occupa sans contestation la place que le sort lui marquait. Si je disais cependant qu’à partir de l’introduction de cette blonde, pâle et frêle beauté aux yeux bleus, aux traits fins et délicats, quoique irréguliers, à la physionomie changeante et trompeuse, il ne s’éleva aucun nuage dans le harem, je mentirais à l’histoire. Quand la colère du maître tombait comme un ouragan sur tel ou tel membre de la communauté, c’était à la Circassienne qu’on s’en prenait d’ordinaire, et jamais non plus on n’ajoutait la moindre foi à ses protestations. Kadja témoignait au prince une admiration voisine de l’idolâtrie ; elle prétendait reconnaître son pas, et même le pas de son cheval, avant que personne n’eût entendu le plus léger bruit ; elle allait jusqu’à soutenir qu’une voix secrète l’avertissait des dangers qui menaçaient le bien-aimé dans ses excursions aventureuses (dangers malheureusement trop réels), et quand la voix mystérieuse retentissait en elle, Kadja poussait des exclamations d’effroi qui faisaient frissonner ses compagnes ébahies. On avait remarqué plus d’une fois d’assez singulières coïncidences entre les mystérieux avertissemens de la Circassienne et des rencontres fâcheuses qu’avait faites Méhémed-Bey. Les préventions excitées par la blonde prophétesse étaient telles que ces coïncidences mêmes ne faisaient que redoubler la défiance et l’éloignement dont elle était l’objet. Malgré son isolement, malgré ses prétentions à la mélancolie, Kadja avait cependant des heures de folle gaieté où son regard s’illuminait d’une flamme étrange, et où de cruelles plaisanteries s’échappaient de ses lèvres, mêlées à des éclats de rire stridens qui troublaient jusqu’au fond de l’âme les plus aguerries. Ce soir-là, entre autres, elle était en belle humeur. Après avoir dansé toute seule pendant quelques instans, elle s’était élancée au milieu des enfans, et, tout en riant comme une folle, elle pinçait l’un, tirait les cheveux de l’autre, égratignait un troisième, sans que ceux-ci ripostassent d’aucune façon : on eût dit qu’ils avaient peur.

Le quatrième choix du bey était de ceux que rien ne pouvait justifier aux yeux de Fatma. Il ne s’agissait plus, hélas ! ni de Géor-