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LITTÉRATURE RUSSE.

des blés mûrissans, qui lui arrivait des champs noyés dans l’ombre vaporeuse ; il sentait sur son visage le souffle de la brise, qui venait en quelque sorte à sa rencontre, — la brise du lieu natal qui lui rafraîchissait délicieusement le front et se jouait dans sa barbe et ses cheveux ; il voyait devant lui le chemin s’enfuir comme une longue flèche, ce chemin qui le conduisait au lieu béni de sa naissance. Dans le ciel brillaient d’innombrables étoiles qui éclairaient sa route, et, semblable à un lion, il avançait fièrement et plein de courage, de telle sorte que lorsque le soleil en se levant l’éclaira de ses rayons humides et rougeâtres, une distance de trente-cinq verstes séparait déjà Guérassime de Moscou.

Deux jours plus tard, il était chez lui et entrait dans son isba, au grand étonnement de la femme de soldat qu’on l’avait installée. Après avoir fait sa prière, il alla se présenter au staroste. Celui-ci parut d’abord surpris de le voir, mais le temps de la fenaison venait de commencer, et l’on fut heureux de pouvoir mettre une faux entre les mains de Guérassime, dont on connaissait la force et l’habileté. Le muet sut bientôt montrer à ses compagnons de travail qu’il n’avait pas désappris la façon de s’en servir.

Cependant à Moscou on s’inquiétait de son absence. Le lendemain de sa disparition, on commença à le chercher. On monta à sa mansarde, on fouilla partout ; Gavrilo, qu’on avait averti, leva les épaules, convaincu que le muet avait pris la fuite, s’il ne s’était pas noyé avec son chien. On alla faire la déclaration légale à la police et on en prévint la veuve. Celle-ci se mit en colère, pleura beaucoup et ordonna que Guérassime fût retrouvé à tout prix, assurant qu’elle n’avait pas ordonné de faire périr le chien. Elle fit à Gavrilo une réprimande si sévère, que le majordome en secoua la tête toute la journée. Lorsqu’enfin la nouvelle arriva de la campagne que le muet était de retour à son village, la vieille dame s’apaisa un peu et donna d’abord l’ordre de le faire revenir immédiatement, mais elle déclara bientôt après qu’un serviteur aussi ingrat lui était complètement inutile ; d’ailleurs elle, ne tarda pas à mourir, et ses héritiers se souciaient peu de Guérassime : ils renvoyèrent même tous les autres domestiques.

Maintenant Guérassime vit au village, dans son ancienne isba, fort et robuste comme par le passé, et travaillant comme il faisait autrefois. Seulement ses voisins ont remarqué que depuis son retour de Moscou il a cessé d’avoir aucun rapport avec les femmes, et que jamais on n’aperçoit de chien chez lui.


Charles de Saint-Julien.