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couronnaient d’une écume argentée se heurtant aux flancs de l’embarcation.

Quant à Yérochka, dès qu’il eut perdu de vue Guérassime, il se hâta de regagner la maison, où il raconta ce dont il avait été témoin.

— Eh bien ! oui, observa Stépane, il le noiera ; on peut en être sûr, puisqu’il l’a promis.

Pendant le reste de la journée, personne n’aperçut Guérassime. Il ne parut point au dîner des gens. Le soir vint, tout le monde se réunit au souper, le dvornik seul y manqua.

— Est-il étrange, ce Guérassime ! se mit à dire une grosse blanchisseuse. A-t-on jamais vu personne se tant démener pour un chien ?

— Mais Guérassime est venu ici ! s’écria tout à coup Stépane en se servant une assiette de gruau.

— Comment donc ? quand donc ?

— Il y a deux heures. Je l’ai rencontré sous la porte cochère ; il ressortait. J’ai voulu lui adresser quelques questions sur Moumoû, mais il semblait de très mauvaise humeur, et il m’a poussé de côté, probablement pour me dire : « Laisse-moi tranquille. » J’ai reçu, je vous jure, une assez bonne bourrade dans les reins. Aie ! aïe ! Oui, par Dieu, ajouta Stépane, il a le poignet solide, il n’y a pas à dire.

Cette observation fit rire les domestiques, et après qu’ils eurent soupe, ils se séparèrent pour aller se coucher.

Au même moment, sur la chaussée de T. . . on pouvait voir marcher à grands pas une sorte de géant, un sac sur le dos et un grand bâton à la main. C’était Guérassime. Il allait sans retourner la tête, pressé d’arriver à son village et de retrouver son isba. Après avoir noyé la pauvre Moumoû, il était revenu dans sa mansarde, avait à la hâte jeté quelques hardes sur ses épaules, puis était parti. Il avait parfaitement remarqué le chemin en venant à Moscou ; la terre d’où sa maîtresse l’avait retiré n’était qu’à vingt-cinq verstes de la grande-route. Il suivait cette route avec une certaine audace, avec une résolution à la fois désespérée et joyeuse. Sa poitrine se dilatait largement, son regard était avidement fixé en avant ; il se hâtait comme si sa vieille mère l’eût attendu dans l’isba, comme si elle l’eût appelé au retour d’un long voyage en pays étranger. — C’était une nuit d’été douce et tiède. D’un côté, celui par où le soleil venait de disparaître, on voyait encore blanchir et se colorer des derniers reflets du jour un coin du ciel, tandis que de l’autre s’élevait déjà le crépuscule à la teinte bleue et grisâtre : la nuit venait de là. Les cailles volaient par troupes dans les terres qui bordaient la route ; les rouges-gorges s’appelaient en jetant leurs petits cris. Guérassime ne pouvait les entendre, il ne pouvait entendre non plus le bruissement nocturne des arbres sous lesquels il passait, mais il sentait l’odeur si connue