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Guérassime y mêla du pain, coupa la viande en menus morceaux, et posa l’assiette devant Moumoû, qui se mit à manger délicatement, comme elle faisait toujours, effleurant à peine les bords de l’assiette du bout de sa langue. Son maître demeura longtemps immobile, les yeux fixés sur elle. Tout à coup deux grosses larmes s’échappèrent de ses cils; l’une tomba sur la tête de Moumoû, l’autre dans le stchi. Il cacha sa figure dans ses mains. La chienne, suffisamment repue, s’éloigna en se léchant le museau. Guérassime se leva, paya sa dépense et sortit. Yérochka se cacha dans un coin pour le laisser passer, après quoi il recommença à le suivre.

Le muet marchait sans hâter le pas, et n’abandonnant point le cordon qui retenait Moumoû. Arrivé au coin de la rue, il s’arrêta et parut un instant indécis, mais bientôt il reprit sa marche hâtivement dans la direction de Krymsky-Brod. Chemin faisant, il entra dans la cour d’une maison où l’on bâtissait, y prit deux briques qu’il emporta sous le bras. Arrivé à la Moskva, il en longea la rive pendant un moment, parvint à un endroit où stationnaient deux petits bateaux munis de leurs rames et attachés à des pieux plantés au bord de l’eau (il les avait remarqués précédemment). Il sauta dans l’une de ces embarcations avec Moumoû. Un vieillard sortit alors d’une hutte construite à l’angle d’un potager, et se mit à crier. Guérassime, qui ne l’entendait pas, s’était emparé des rames, qu’il maniait vigoureusement, et, remontant un instant le cours de l’eau, il fut bientôt à l’abri de toute poursuite. Le vieillard resta un moment sur la rive à le regarder, se gratta le dos, d’abord de la main gauche, puis de la main droite, et regagna ensuite sa cabane en boitant.

Guérassime continuait à ramer. Moscou était restée bien loin derrière lui. Déjà, le long du rivage, se déroulait un vert panorama : c’étaient des prairies, des potagers, des champs, des forêts, de riantes isbas; tout avait un air agreste et charmant. Il abandonna les rames, inclina la tête sur Moumoû, qui était accroupie à côté de lui, et il demeura pensif, les bras croisés derrière le dos, pendant que le courant de la rivière entraînait doucement l’embarcation. Tout à coup Guérassime se redressa avec un certain air d’irritation, prit les deux briques qu’il avait apportées, les lia fortement avec la laisse du chien, au cou duquel il les fixa par un nœud, puis il souleva celui-ci au-dessus de l’eau en lui jetant un dernier regard. . . Moumoû le regardait faire avec confiance et remuait la queue. Bientôt le muet détourna brusquement la tête, ferma les yeux et ouvrit les mains... Il n’entendit rien, — ni le cri désespéré de Moumoû au moment de sa chute, ni le bruit de l’eau qui rejaillit en l’engloutissant, — et lorsqu’il rouvrit les yeux, les vagues se succédaient comme auparavant, avec un faible murmure, et comme auparavant elles se