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l’Histoire littéraire de la France, lui prouveraient-ils que nos provinces du nord ont été, au moyen âge, le centre intellectuel de l’Europe, que les trouvères ont fourni à l’Allemagne, à l’Angleterre, à l’Italie, à l’Espagne elle-même, la meilleure part des poèmes et des récits qui ont enchanté le monde jusqu’à l’Arioste ; M. Gervinus a une réponse toute prête. Il dira aux continuateurs de dom Rivet que ces romans n’étaient qu’une matière informe, et que l’Allemagne la première y a mis l’art et la vie. Tous ces sujets inspirés par les souvenirs antiques ou par les traditions bretonnes, ces Alexandre, ces Parceval, ces Tristan, ils couraient le monde depuis longtemps, sans qu’un poète les eût fixés dans une forme définitive : l’Allemagne s’en empare ; aussitôt quelle transformation ! Voici l’Alexandre de Lambrecht, le Parceval de Wolfram d’Eschembach, le Tristan de Gottfried de Strasbourg, et il faut voir avec quelle verve, avec quelle fécondité d’interprétations et de commentaires, M. Gervinus signale dans ces trois œuvres les meilleures inspirations de la poésie européenne au moyen âge ! Dante seul s’est élevé au-dessus de ces brillans poèmes, et encore Lambrecht et Wolfram sont-ils associés à la gloire du maître florentin ; car l’Alexandre contient déjà la dramatique inspiration de l’Enfer, le Parceval contient l’inspiration philosophique et religieuse du Purgatoire, et la Divine Comédie, écrite cent ans après, ne fait que donner une conclusion à ces magnifiques fragmens. Telles sont les façons conquérantes de M. Gervinus. Ne croyez pas cependant qu’il soit résolu d’avance à préférer toujours la littérature de son pays aux autres littératures du moyen âge ; ce qu’il aime, ce sont les traces du vieil esprit germanique, la force, l’audace, l’allégresse de l’action. S’il rencontre une école de rêveurs qui ne chantent que les raffinemens de l’amour, s’il croit que les minnesinger efféminent la langue et la poésie, soyez sûr qu’il les réprimandera vertement, et qu’à cette mélancolie énervante il opposera la joyeuse vivacité des Provençaux. Ainsi va l’historien de la poésie allemande, ardent à glorifier son peuple, mais ne louant jamais que la force et la virilité.

À la clarté de cette inspiration toujours présente, les périodes réputées les moins riches déploient tout à coup des trésors qu’on n’y soupçonnait pas. C’est une opinion admise qu’il y a trois grandes époques dans l’histoire de la poésie allemande : le siècle des Niebelungen et de Wolfram d’Eschembach, le siècle de Luther, le siècle de Goethe. Rien de plus triste, dit-on, que les périodes intermédiaires ; entre Wolfram et Luther, par exemple, le génie allemand semble engourdi. M. Gervinus, grâce à sa méthode, a su répandre un attrait singulier sur le tableau du XIVe et du XVe ’siècle. Voici une littérature toute démocratique ; le peuple remplace les maîtres. Suivez ce mouvement qui se dérobe dans l’ombre, combien de