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sent aussi dans le second tableau, comme dans le premier, la constante préoccupation de l’auteur : c’est aux Allemands du XIXe siècle que s’adressent ces leçons et ces exemples. En racontant les patriotiques douleurs de Machiavel, en exposant les glorieuses annales de Zurita, le sévère historien, sans s’abandonner jamais à des effusions ridicules ou à des déclamations banales, ne nous livre-t-il pas le secret le plus intime de sa pensée? Il y a une idée surtout qui augmente ses regrets et son ardeur; chez ces communes aragonaises dont la vigueur morale satisfait si bien son esprit, il croit reconnaître à chaque pas la trace de l’influence germanique. Qui a donné à ce peuple cette fermeté, cette constance, ce sentiment du droit, cet amour vrai de la liberté, en un mot toutes ces vertus politiques si rares chez les nations romanes? D’où vient le caractère si profondément original de son histoire pendant une période de quatre siècles? Comment expliquer l’apparition de ces personnages chez qui l’esprit pratique et la science des affaires sont unis à un si ardent mysticisme, un Peñafort, un Vicente Ferrer, surtout un Raymond Lulle? comment expliquer enfin ces lois si bien formulées dès l’origine et si peu conformes à l’esprit de la législation romaine ou du droit ecclésiastique? Les érudits d’Espagne et de France ne sont guère disposés à faire la part de l’influence germanique dans la formation du caractère espagnol; M. Gervinus n’étend pas cette influence à toute l’Espagne, mais sur ce théâtre restreint de l’Aragon il croit la lire en éclatans caractères; il la trouve dans les lettres et les lois, dans les institutions politiques et le développement intellectuel. L’esprit communal, rebelle aux entreprises du despotisme, et surtout la merveilleuse organisation des Justiciers, étudiée par l’auteur avec tant de précision et d’amour, apparaissent à M. Gervinus comme un héritage manifeste de la domination gothique. Si cela est, quel reproche à ce pays d’Allemagne, qui a été, aux yeux de l’auteur, le centre de la moderne Europe, le foyer de ses inspirations les plus originales, et qui ne sait pas s’assurer à lui-même les conditions d’une grande existence politique! Ce reproche, l’historien des constitutions aragonaises ne le formule pas si nettement; mais sa pensée est assez claire, et pour quiconque sait lire, il y a là tout ensemble une plainte douloureuse et une vaillante exhortation.

Ne croyez pas cependant que M. Gervinus défigure l’histoire en y portant des préoccupations trop personnelles; les sentimens que je lui attribue ne nuisent pas à l’exactitude scientifique de ses tableaux. Au reste, si l’on veut savoir à ce sujet toute la pensée de l’auteur, il faut lire l’ouvrage qu’il a intitulé : Esquisse générale de l’art d’écrire l’histoire; ce petit livre s’ajoute logiquement aux deux écrits que je viens d’apprécier et complète ses prolégomènes. M. Gervinus