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et le ruiner par derrière. Au moment où le péril est le plus imminent, à Racova, on l’abandonne ; les Polonais de Jean-Albert croient pouvoir l’achever après qu’il les a couverts à Vale-Alba. Ceci me fait penser que les historiens ont mal interprété ce qu’ils appellent son testament, lorsqu’à la fin de sa vie, voyant l’horizon s’obscurcir de tous côtés, il a conseillé aux siens d’accepter sincèrement la suzeraineté de la Porte. Ce grand homme a dû se dire que, sans nulle sécurité du côté de la Hongrie, de la Pologne, de l’Allemagne, ses peuples trouveraient des ennemis ou moins exigeans, ou moins habiles, ou moins voisins dans Constantinople. Sans cela, et s’il eût pu véritablement compter sur l’alliance des nations chrétiennes, qui l’eût empêché de se jeter dans leurs bras ? Ce n’est pas certes la foi qui lui manqua jamais : autant de victoires remportées, autant d’églises élevées, il en fonda, dit-on, plus de quarante ; mais sa supériorité, c’est que la religion ne l’empêcha jamais de voir le parti qu’il pourrait au besoin tirer de l’islamisme. Ce même homme, qui empale par milliers tous ses prisonniers turcs, semble redouter moins le mahométisme moderne que le christianisme mongol ; il a, à cet égard, sur l’avenir une vue profonde et presque impartiale.

Considérez aussi l’art profond que l’on démêle chez lui ; je prie que l’on fasse attention à la distribution savante qu’il fit de ses états. Sur un territoire qui s’étendait en longueur des Carpathes au Dniester, il place ou du moins il laisse sa capitale, la ville sainte, à l’une des extrémités, dans Sucziava, aux débouchés de la Bucovine. Il se contente de fermer l’autre extrémité par Ackerman, sur la Mer-Noire ; tout le reste est ouvert aux incursions de l’ennemi. Il en résultait qu’avant de l’atteindre, les Tartares avaient à traverser le Dniester, le Pruth, le Sereth ; les Turcs, les lignes du Danube, le Sereth, la Bistritza. Quant aux nations chrétiennes, il les recevait aux débouchés des montagnes, les Hongrois à Baia, les Polonais dans la Forêt-Rouge. Si l’on étudie ses champs de bataille, on se convaincra qu’ils n’étaient point dispersés au hasard, comme le désordre, l’incurie des historiens le laisseraient croire. En traçant une ligne des sources du Sereth à son embouchure, on reconnaît que ses innombrables batailles ont été presque toutes livrées dans la vallée du fleuve, Baia, Vale-Alba, Rimnik, qu’il n’a jamais quitté le terrain où il avait tous ses avantages, son front couvert par les nombreux affluens du Danube, sa ligne de défense adossée aux Carpathes. Il laissait l’ennemi se répandre et déborder dans les plaines de Moldavie et de Valachie ; sans impatience, il l’attendait, comme en un camp retranché, dans les positions que je viens de marquer. Même après le désastre de Vale-Alba, il put gagner du temps et se refaire dans Niamtzo et les gorges voisines. Si au lieu de cela il eût eu sa capitale