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moyens que sa passion lui conseille? comment oublierait-il de dire que Machiavel n’a pas écrit le code de la morale politique, mais le code du désespoir? Non, M. Gervinus n’a pas de réserves à faire; il semble ne voir que les brûlantes pages du grand Florentin, ses cris de douleur sur la servitude italienne, ses appels et ses exhortations au futur vengeur de la patrie. Que de nobles pages en effet chez ce disciple et ce continuateur de Dante ! Pour M. Gervinus, tout Machiavel est là. Cette familiarité respectueuse avec les grands citoyens d’Athènes et de Rome, ce sentiment profond de la vertu antique, toutes ces inspirations si fortes transfigurent à ses yeux les pages que nous voudrions déchirer. Sous l’expression imprudente ou cynique, il voit l’intention qui rachète tout. Si Machiavel revenait parmi les hommes, c’est ainsi sans nul doute (et quel meilleur éloge puis-je faire de cette étude?), c’est ainsi qu’il voudrait se voir justifié.

Y a-t-il vraiment beaucoup d’originalité et de hardiesse dans cette apologie de Machiavel ? Était-ce une opinion inattendue que produisait M. Gervinus? On répondra que non, si l’on s’en tient aux apparences. Plus d’une fois déjà, bien avant M. Gervinus, des penseurs illustres avaient tenté de justifier la plume qui a tracé le traité du Prince. Je sais bien que les Florentins eux-mêmes, informés par des copies manuscrites des doctrines contenues dans ce livre, avaient conçu contre l’auteur une haine implacable; je sais que Machiavel, en 1527, après la chute des Médicis et le triomphe du parti démocratique, avait vainement essayé de prendre part à la victoire, qu’il avait vu ses anciens services oubliés, ses intentions méconnues, son nom et ses ouvrages maudits, et que, sous le poids de cette malédiction accablante, le malheureux était mort le désespoir dans le cœur, assez semblable, on l’a dit ingénieusement, au héros d’une tragédie politique; mais un siècle après Machiavel, Bacon, dans le Novum Organum, interprétait libéralement son panégyrique de César Borgia. «Rendons grâce à Machiavel! s’écrie-t-il; il nous a appris ce que font ordinairement les hommes, non pas ce qu’ils doivent faire ; quid homines facere soleant non quid debeant. » A partir de ce moment, il y a deux opinions sur Machiavel. Les uns le maudissent comme le législateur du despotisme, le conseiller de la ruse et de la violence; les autres devinent en lui le grand patriote obligé de porter le masque d’une diplomatie odieuse. Le sentiment de Bacon ne triomphe pas tout d’abord. L’opinion du XVIe siècle prévaudra encore longtemps. Jean Bodin, en 1577, dans son Traité de la République, avait accusé Machiavel d’avoir élevé à la hauteur d’une science les pratiques infâmes des despotes; ce jugement s’accrédite, le XVIIe siècle et la première moitié du XVIIIe le répètent à l’envi; une tombe obscure, dans l’église Santa-Croce à Florence, recouvre les restes oubliés du grand patriote italien, tandis que son nom devient dans le monde