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négligés par la critique. Pour un grand nombre de lettrés, M. Gervinus est uniquement l’historien de la poésie allemande, un historien sévère et passionné, qui veut arracher son pays aux séductions du mysticisme, et qui, écrivant l’histoire de la poésie comme on trace une épitaphe sur un tombeau, scelle dans ce tombeau les vertus contemplatives de la vieille Germanie, et ordonne aux générations nouvelles de ne plus vivre que par l’action. Rien de plus juste; mais où est le secret de cette passion qui anime son tableau de la poésie allemande? Comment s’est-il préparé à cette prédication vraiment extraordinaire? Quelle est, selon lui, la mission particulière de l’Allemagne? quelle place donne-t-il aux peuples germaniques dans les révolutions du monde? Quelle est en un mot sa philosophie de l’histoire? Il en a une, on a oublié de l’interroger. Je la chercherai dans les premiers écrits de sa jeunesse. Arrêtons-nous ici avec curiosité, étudions le premier épanouissement de cette vive intelligence; l’Histoire de la Poésie allemande et tous les ouvrages qui l’ont suivie nous offriraient trop d’énigmes sans ce vivant commentaire.

M. George Gottfried Gervinus est né à Darmstadt le 20 mai 1805. Destiné par sa famille aux travaux du commerce, il reçut l’éducation spéciale qui devait suffire à sa carrière. Ses études terminées, il fut placé chez un négociant de sa ville natale, mais les goûts et les aptitudes de son esprit ne tardèrent pas à se déclarer. Je me figure, derrière ce comptoir, celui qui voudra être un jour, non pas seulement un historien littéraire, mais le juge et le guide du génie germanique. Quelque chose de ce premier emploi lui restera. Je ne dirai pas, comme ceux qu’a si souvent froissés la rigueur un peu dédaigneuse de ses arrêts, qu’on retrouve toujours en lui le commis du négociant de Darmstadt, que le sentiment poétique lui manque, qu’il estime les choses de l’esprit au taux de l’utilité immédiate, enfin qu’il a écrit l’histoire littéraire du pays de Schiller et de Goethe comme on tient un livre en partie double; pardonnons ces spirituelles injustices aux rancunes de la Jeune-Allemagne, et ne répétons pas une condamnation que M. Henri Laube ne signerait plus aujourd’hui. Il est bien certain cependant, et je le dis sans le moindre sentiment d’ironie, que plusieurs des qualités et des défauts de M. Gervinus nous rappellent involontairement les premières impressions auxquelles son esprit s’est ouvert. Il y a chez lui l’exactitude et la solide probité du vieux commerce allemand. D’assez graves inconvéniens s’alliaient parfois à ces honnêtes vertus d’une société qui disparaît chaque jour, par exemple une sévérité un peu rogue, une espèce de solennité pédantesque, un certain entêtement de l’intelligence, un patriotisme exclusif et jaloux, sans parler du manque presque absolu de grâce, de lumière, de légèreté, de ce molle atque facetum qu’a célébré le poète latin. Si quelques-uns de ces défauts