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impossible de s’en rendre compte. On apercevait à l’extrémité de l’Europe des mouvemens extraordinaires, et on ne pouvait discerner ni la volonté qui suscitait, ni le bras qui accomplissait ces prodiges. Il y avait des effets sans cause, tant qu’on ne connaissait pas le grand cœur héroïque qui imprimait le premier mouvement. C’est ainsi que certaines déviations dans les révolutions des corps célestes déconcertent l’observateur jusqu’à ce qu’il ait découvert dans l’étendue le petit point imperceptible qui les régit. Dès que ce point-là est signalé, tout rentre dans l’ordre et dans la loi. Il n’en est pas autrement d’Étienne. À mesure que cette figure se révèle, se dessine (et les histoires sont pleines de lui, sitôt qu’on le regarde), vous voyez sortir du nuage le bras qui pendant un demi-siècle a refoulé l’empire ottoman, et empêché Mahomet II d’outre-passer sa conquête de Constantinople. Qui donc arrêtait ce conquérant sur le seuil ? qui l’empêchait de faire un pas ? qui l’obligeait de reculer quand on ne lui découvrait point d’adversaire ? Était-ce une panique sans cause ? Il était impossible de le dire avec certitude. Maintenant tout s’explique. Vous voyez pourquoi Mahomet II, ce conquérant à qui tout cède, est enchaîné dans sa conquête, pourquoi il recule si précipitamment de l’autre côté du Danube dès qu’il l’a franchi. C’est qu’il est arrêté non par une vision, mais par un bras de chair. Ce même Étienne, présent à la fois sur le Dniester, sur le Danube, aux portes des Carpathes, opposé d’un côté à Mahomet II, à Bajazet II, à Soliman, à Scanderberg, aux Tartares, aux Turcs, de l’autre à Mathias Corvin, à Jean-Albert, aux Hongrois, aux Polonais, voilà celui qui ouvrait et fermait à son heure les portes de l’Europe orientale ! D’abord on ne le voyait nulle part ; aujourd’hui on est forcé de le rencontrer partout. Et comme c’est là le personnage d’un héros, c’est bien aussi celui d’un fondateur d’état : politique, dissimulé, cruel, impitoyable au besoin, pieux surtout, qui a su se concilier parmi ses peuples le titre de bon et celui de grand. « Il était, a-t-on dit, son propre potentat, puisqu’il ne craignait personne. » Si l’état qu’il a fondé n’a pas subsisté longtemps après lui, je ne sache pas qu’on puisse l’accuser d’avoir manqué de sagesse, de calcul, de sang-froid, ou même de prévoyance, puisque cette ruine précoce, il l’a, par un dernier trait de génie, annoncée sur son lit de mort au milieu même de ses plus grandes prospérités.

Dans cette histoire d’Étienne que de leçons à recueillir ! La plus simple, la plus évidente, c’est que le danger pour lui vint des chrétiens au moins autant que des musulmans. On voit ce grand homme obligé de faire face en mÊme temps de tous côtés, recevoir le premier l’assaut de l’islamisme, et les nations chrétiennes, hongroise, polonaise, profiter de ce qu’il fait tête aux infidèles pour l’attaquer