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heureuse d’avoir brisé son joug et vengé son honneur, agitée par mille projets de régénération politique et civile, elle vit surtout par l’espérance. En vain les gouvernemens ont-ils ajourné les réformes promises, en vain quelques explosions démagogiques viennent-elles par instans troubler sa quiétude et justifier cette politique timorée; il y a au fond de la pensée générale une confiance naïve que rien ne peut ébranler. Le présent est triste, mais que l’avenir est souriant! D’habiles écrivains ont commencé déjà dans l’ordre des travaux de l’esprit cette rénovation qui passera un jour dans la réalité; ils ont inventé un style tout nouveau, vif, brillant, ingénieux, un style plein de légèreté et d’allégresse, qui exprime merveilleusement l’attente universelle et entretient chez tous l’ardeur de la pensée. On est bien loin de la gravité doctorale et de la prudente réserve des anciennes écoles; l’esprit public est éveillé et ne s’endormira plus. C’est Louis Boerne, dans son journal, qui charme et stimule ses lecteurs; c’est Henri Heine, dans ses Reisebilder, qui continue la prédication de Louis Boerne, et, par un mélange inespéré de verve poétique et de railleries étincelantes, introduit en Allemagne l’esprit de la révolution sans mettre encore en péril les traditions particulières de son pays. Heureux moment dans l’histoire des idées germaniques! premier essor d’une vie nouvelle! Si les publicistes commettent çà et là plus d’une faute, si les poètes se laissent entraîner à des témérités blâmables, on excuse volontiers leurs erreurs, tant elles sont protégées par les grâces naïves de la jeunesse!

Mais bientôt, à force d’attendre, l’esprit public est devenu exigeant; 1830 a ranimé chez les peuples allemands le désir d’une régénération politique, en même temps qu’il a redoublé les appréhensions des hommes d’état, voici l’heure de la crise. Au milieu de ces excitations fiévreuses et de cette résistance obstinée, l’Allemagne commence à s’imputer à elle-même cet ajournement continu de ses espérances; elle s’en prend à son génie, aux traditions de sa littérature et de son histoire, à l’amour des contemplations et de la rêverie métaphysique. C’en est fait; elle a juré de rompre avec tout son passé. On dirait un esclave révolté qui brise sa chaîne. Plus d’idéalisme, plus de spéculations sublimes : Goethe et Hegel sont relégués parmi les inutiles représentans d’une époque disparue, et c’est à peine si leur panthéisme audacieux les défend contre l’insulte. Il l’ a une jeune Allemagne qui veut faire régner dans les lettres germaniques je ne sais quel mélange de désinvolture et de matérialisme; il y a une jeune école hégélienne qui prétend avoir réduit en poussière les théories de son maître, afin d’établir sur les ruines de toutes les doctrines philosophiques et religieuses la négation définitive d’un Dieu personnel et la religion de l’égoïsme. Ce délire va croissant d’heure en heure. Quand la Jeune-Allemagne se disperse, les poètes