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génie musical est tout aussi rare parmi les aveugles que parmi les voyans.

Plusieurs questions physiologiques se rattachent à la cécité. Il en est une surtout que je tenais à résoudre par l’examen des faits : les aveugles se font-ils une idée de la vision ? On doit d’abord distinguer entre ceux chez lesquels la vue est éteinte et ceux qui ont conservé un certain lien avec la lumière. Il existe beaucoup de degrés dans l’infirmité, et chacun de ces degrés correspond à une manière différente d’apprécier l’action du jour. Parmi ceux mêmes qui ne voient plus, il y en a beaucoup qui ont vu autrefois, et auxquels, en ravivant certains souvenirs, il n’est point très difficile de rendre une image plus ou moins obscure des couleurs. Si maintenant nous écartons ces demi-aveugles, et si nous descendons dans la profondeur de l’éternelle nuit qui caractérise la cécité proprement dite, nous trouverons que, le sens manquant, la perception manque, et avec elle les idées qui s’y rattachent. Si l’opinion contraire a quelquefois prévalu, c’est qu’on ne s’est pas bien rendu compte des moyens par lesquels l’aveugle arrive de temps en temps à faire illusion sur les caractères de sa prétendue clairvoyance. L’aveugle a bien une manière de voir, mais cette manière de voir à lui n’a aucun rapport avec la fonction qui s’exécute chez nous par les yeux[1]. Les élèves de l’établissement distinguent dans la cour deux poteaux de différentes couleurs, ils dénotent deux draps de nuance opposée, ils reconnaissent si l’on a retiré les meubles d’une chambre, ils saluent en les nommant les personnes de la maison qu’ils rencontrent dans les escaliers ; seulement ils apprécient ces détails par le degré de chaleur que le bois peint emprunte aux rayons du soleil, par l’odeur de l’étoffe, par la répercussion plus ou moins sonore de la voix, par la mesure et la cadence du pas.

Les principaux traits du caractère des aveugles sont, le croirait-on ? la présomption et l’opiniâtreté. Ce qu’il y a de plus entier chez l’infirme, c’est l’orgueil. On obtient difficilement leur confiance, et il suffit d’un moment pour la perdre. Ils souffrent qu’on leur dise leurs défauts et qu’on les reprenne rudement, mais ils ne souffrent pas qu’on les trompe. Le fond de leur jugement est une sorte de positivisme. Ils ont peu de foi et ne se rendent guère qu’à l’évidence. Leur raison tenace résiste aux choses surnaturelles, aux mystères ; ils se rattachent en tout à la réalité. Comme une grande partie de l’instruction est orale, ils font souvent des questions embarrassantes pour l’homme le plus instruit et le plus convaincu. On

  1. Quelques aveugles ont conservé de beaux yeux, bien ouverts ; mais ces miroirs, qui ne communiquent plus au cerveau, jettent sur ces physionomies éteintes une tristesse de plus.