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gagnent heureusement en lucidité ce que l’organe visuel a perdu. Dans leurs promenades à travers la ville et au milieu des champs, les aveugles arrivent même à se faire une idée juste de la figure des lieux. Le murmure d’un ruisseau les arrête et les plonge dans une sorte de ravissement. Les jeunes filles se montrent aussi très curieuses d’entendre le chant des oiseaux et de respirer, comme dit un vieux poète hollandais, les bonnes pensées de la terre dans une fleur. Chemin faisant, les moindres détails frappent les promeneurs aveugles. Les bois, les épices, les produits de tous les points de la terre, amoncelés dans les magasins d’Amsterdam, fixent surtout leur attention. Ces fortes senteurs exotiques sont pour eux comme la révélation d’un autre monde ; ils respirent l’Inde, l’Afrique, l’Australie. Ce qu’on croirait le plus difficile, c’est de donner aux aveugles la connaissance du globe : eh bien ! cette connaissance, ils la possèdent. Je m’en suis assuré moi-même en voyant les élèves de l’institution indiquer sur une carte préparée à leur usage[1] la position des villes, le cours des fleuves, la limite des états. Toute la figure de la terre habitée est ainsi touchée par eux. À chaque question, ils voyageaient sur la mappemonde avec les doigts, et donnaient des réponses qui indiquaient des notions géographiques très sûres.

L’art qui convient de préférence aux êtres privés de la vue et pour lequel ils semblent avoir été formés par la nature, c’est la musique. Il existe dans l’établissement d’Amsterdam trois divisions de chant. Les élèves apprennent aussi à jouer du piano et à toucher les orgues. Dans les séances publiques, ils exécutent des morceaux d’ensemble avec beaucoup d’harmonie et de goût. Parmi ces morceaux chantés, nous avons remarqué les chœurs d’Athalie, traduits en allemand. La musique n’est pas seulement pour eux un ornement, une diversion au silence des ténèbres ; c’est encore, dans plus d’un cas, une profession, et la seule lucrative que puisse exercer dans le monde un aveugle. D’anciens élèves de l’établissement sont aujourd’hui organistes dans les églises et professeurs de musique. Il y a aussi des compositeurs aveugles ; mais si l’être privé de la vue trouve dans la délicatesse de son oreille et dans la docilité de sa voix une sorte de compensation à son infortune, il ne s’ensuit pas du tout que les idées de l’art lui soient plus accessibles qu’aux autres hommes. Le

  1. Ces cartes ont été envoyées à l’exposition de Paris de 1855, où sans doute elles ont été peu remarquées des gens du monde. Ce sont des cartes ordinaires collées sur du carton et découpées en relief. Les grandes villes y sont indiquées par des épingles à tête de métal forte et âpre, les petites villes par des épingles ordinaires, les chaines de montagnes par des épingles à tête de verre noir. Les lacs et les fleuves sont figurés en creux. Les parallèles et les méridiens sont exprimés par des fils de cuivre simple, les limites des états et des provinces par deux fils de cuivre tortillés.