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naïveté jointe à la crédulité qui fait le fond de nos chroniqueurs. Il ne paraît pas qu’à aucune époque de leur histoire, les Roumains aient eu le tempérament de l’enfance ; loin de là, un esprit de critique prématuré se retrouve chez leurs écrivains les plus anciens. Cela est vrai surtout de Sincaï, qui est avant tout par la maturité, par le grand sens, un homme du xixe siècle. Les qualités les plus rares dans son pays et les plus nécessaires, il les possède : un esprit de règle, de méthode, d’investigation patiente ; un discernement admirable dans les grandes comme dans les petites choses ; l’art de porter l’ordre, la lumière dans le chaos le plus embrouillé qui fut jamais ; nul désir de l’effet, de l’éclat, mais un besoin excessif de la vérité démontrée, et tout cela dans un langage ingénu, original, brusque, vif, populaire, plein de verdeur et d’une simplicité presque rustique.

Depuis les temps de Décébale jusqu’en 1739, l’écrivain roumain reprend, raconte, discute chaque année en particulier ; il renoue incessamment le fil de la vie national ;, toujours près de se rompre. Chemin faisant, il met aux prises les historiens polonais, hongrois, russes, turcs ; il les contraint de rendre jour par jour à la race roumaine le témoignage qu’ils ont essayé d’éluder. Où ils n’ont été qu’incomplets, il les achève les uns par les autres. Où ils ont sciemment faussé la vérité, il la leur arrache avec éclat, et il reprend ainsi sur eux tous les dépouilles nationales. Sous cette critique toujours en haleine, vous voyez les discordes profondes des peuples voisins survivre dans leurs historiens après que ces peuples eux-mêmes se sont réconciliés ou ont été obligés de faire silence, et la discussion ainsi agrandie n’est guère moins vivante que le récit des événemens eux-mêmes. Au milieu de trois ou quatre races ennemies, l’historien conquiert année par année, jour par jour, la vérité historique, comme un champ de bataille. Dans aucun livre, on ne peut voir, j’imagine, avec plus d’évidence, comment ces diverses races, en se blessant, se désarmant l’une l’autre, se préparaient à tomber mutilées et sanglantes dans les mains de l’Autriche. Que l’auteur au milieu de cette mêlée ; n’ait jamais été entraîné par sa religion pour ses pauvres Roumains à des représailles contre ses adversaires de Pologne, de Hongrie, de Russie, qui pourrait l’affirmer ? Il est seulement constant que par-dessus tout il cherche la lumière, que loin de taire les traditions, les systèmes opposés, il les étale avec complaisance ; qu’il laisse amplement la parole à l’ennemi ; qu’aucun livre n’est plus nourri de documens officiels, d’actes, de lettres, de diplômes, de traités, de monumens authentiques ; que de tous côtés sont réunis les élémens divers de la certitude. Le lecteur seul est chargé de porter le jugement, méthode qui place l’auteur au rang des créateurs