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beaux dans les historiens polonais, hongrois, autrichiens, moscovites, musulmans, chez lesquels on devait la recueillir à grand’peine, défigurée au milieu des préventions, des ressentimens, des haines que chaque nation rapporte de la lutte et qu’elle transmet à ses écrivains. C’était le corps du lévite mis en pièces et partagé entre tous les voisins. Ne demandez pas après cela où en était la critique historique en Roumanie, et s’il était aisé de fonder des conclusions solides sur ce sable mouvant. La série des règnes n’étant pas même fixée, c’était le point où, de l’aveu de tous, la barbarie était le plus visible.

Sans monument, sans rien qui marque la différence des âges, que peut devenir l’impression du passé chez un peuple égaré à travers les temps comme au milieu d’une steppe ? Les figures des voïvodes Alexandre le Bon, Mircea, Étienne le Grand, Basile le Loup, Michel le Brave, ébauchées sous les porches des églises, à demi effacées par les orages, sont les seuls témoins de l’histoire dans un pays où les déprédateurs n’ont pas même laissé de ruines ; le sentiment d’une lutte à outrance, d’une adversité sans trêve, un grand inconnu que l’on sait avoir été plein d’angoisses et de douleurs, voilà ce qui se révèle dans l’accent résigné des chants nationaux des Roumains. Ces doinas, qui se prolongent en expirant dans les ondulations des plaines, n’ont presque plus de rhythme, comme si l’âme était brisée. Au milieu de ce mystère, on dirait que la nature attristée garde seule, à la place de l’homme, la conscience des choses passées. C’est là, il me semble, ce qui se retrouve dans la pièce suivante que je traduis du plus ancien des poètes de nos jours[1]. Il faudrait y ajouter l’horizon du champ de bataille de Vale-Alba et les sons de la musette d’un berger qui alternent avec le gazouillement d’un ruisseau à travers la plaine blanchie par les ossemens des compagnons d’Étienne.

LE BERGER.

« Vallée blanche, blanche vallée, petit ruisseau des montagnes, pourquoi en passant près de ma colline, que le ciel soit pur ou chargé d’orages, exhales-tu un si triste soupir ? Ta rive est verdoyante, couronnée de mille fleurs ; ton onde, purifiée au menu gravier de la source, désaltère l’oiseau et mon troupeau.

LE RUISSEAU.

« Mon onde est limpide, ton troupeau s’y abreuve aujourd’hui, ainsi que cet oiseau qui s’envole ; mais hélas ! autrefois elle abreuvait les troupeaux de l’Orient qui étaient campés ici, lorsque le saint guerrier Étienne combattait pour son pays, lorsqu’en un jour néfaste le fer aigu moissonna boyards, guerriers, bergers, villageois. Depuis ce temps, mon onde se lamente tou-

  1. George Asaky