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dans Shelley. Au contact du crime il divague, et les pures résonnances de cette âme délicate deviennent aussitôt discordantes, fausses : Like sweet bells jangled ont of tune, comme dit Ophélia.

Il est juste de dire que la vérité historique ne laisse pas grande latitude au peintre pour l’adoucissement de ses teintes, — plus horrible coquin que François Cenci n’ayant jamais existé ; — mais cependant il convient de voir comment en pareil cas agit le maître absolu de l’art dramatique, Shakspeare. Étudiez un peu le roi Jean et Richard III, Iago, lady Macbeth, Angelo dans Mesure pour Mesure, les filles du roi Lear et tous ceux dans lesquels l’humaine nature se montre sous son aspect le plus atroce ; regardez-les bien, et pour cruels ou vils, ou abominables qu’ils soient de n’importe quelle façon, ils n’en demeurent pas moins essentiellement hommes, — à défaut de la bonté, marqués des faiblesses de notre race, et du milieu de leurs crimes mêmes se rattachant par quelque misère à leur espèce. Ils sont dénaturés, mais vrais ; ils ne sont point des démons, pas plus que leurs antagonistes ne sont des anges ; — ce sont des hommes, rien de plus, rien de moins. Quand Shakspeare a voulu faire un monstre, il ne lui a laissé complètement ni l’apparence ni les perceptions humaines ; il est descendu d’un pas vers la brute, et a fait Caliban. Il aurait conçu François Cenci d’une tout autre manière que ne l’a fait Shelley, lequel semble ne mettre en scène ce personnage effroyable que sous l’obsession d’une surnaturelle terreur. Le récit historique assure, je le sais bien, que ce vieux misérable ne vivait que du constant espoir de la mort des siens, et disait aux ouvriers mêmes qui construisaient dans son palais une certaine chapelle dédiée à saint Thomas : « C’est là que je les veux mettre tous ! » Mais il ne devait point rassembler ses parens et amis autour de sa table pour leur dire combien il trouvait de plaisir à commettre des crimes ! J’aime mieux ce qu’en dit Stendhal après des années passées à Rome, où chacun parle encore, au bout de deux cent cinquante ans, de l’histoire des Cenci comme de la sienne. « Il s’est bien gardé de la maladresse insigne de donner la clé de son caractère… Il a vécu sans confident et n’a prononcé de paroles que celles qui étaient utiles pour l’avancement de ses desseins. » Voilà l’homme en effet ; snaturatamente bizarro, comme le raconte un contemporain, mais taciturne et dédaigneux, ne trouvant aucun plaisir dans la société de ses semblables, « voyageant même seul et sans prévenir personne ; » généreux de son argent, frappant à coup sûr qui l’offensait, et supprimant l’instrument de sa vengeance sitôt après ; dissimulé par tempérament, hardi par calcul, tenant plus du serpent que du tigre ; mais, — ne l’oublions pas, — d’une si grande susceptibilité nerveuse, que « pour peu qu’il fût irrité ou ému, il tremblait excessivement. « Une