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Tennyson le talent n’a pas grandi avec l’âge, cela empêche-t-il que l’œuvre de sa jeunesse ne soit une et complète, que ce qu’il a donné à la langue anglaise ne compte pour celle-ci parmi les joyaux de sa couronne ? Seulement dans cette œuvre il eût fallu voir, au lieu d’une promesse, l’accomplissement entier de toutes celles que la Muse avait pu donner, a fulfilment, comme disent les Anglais. On s’expliquera mieux toutefois ce caractère de Tennyson, en quoi il diffère, en quoi il relève de Shelley, si l’on revient avec nous à notre point de départ, — au talent, aux œuvres, à l’individualité de Shelley lui-même.


II.

Shelley est sans contredit de notre temps un des sujets d’études les plus curieux pour qui dans le poète cherche plus qu’un simple faiseur de vers. Il y a chez lui absence totale de parti pris et une sincérité qui ne s’altère jamais, chose que l’on ne retrouve chez aucun de ses contemporains, si ce n’est Coleridge ; mais Coleridge, qui est indubitablement un bien plus grand esprit, qui peut comme penseur se placer à part et très haut, Coleridge est moins poète que Shelley. Il l’est moins inévitablement, Shelley ne s’affranchit qu’à de rares et courts intervalles de cette sujétion à une puissance mystérieuse qui est le signe de l’enthousiasme vrai. Il est toujours dominé, possédé, et, esclave inspiré d’une force en dehors de lui, ce qu’il donne au monde n’est que le reflet d’une lumière dont il est plein, l’écho d’un son qu’il ne cesse jamais d’entendre.

L’attrait de l’infini était irrésistible pour Shelley, et les « ailes de l’âme, » comme dit Platon, l’emportaient sans cesse. Revenir à ce que nous appelons la vie lui était pénible : il ne le faisait qu’avec effort et aux dépens de ses plus intimes joies. En touchant à la réalité, sa passion poétique prenait fin. Cette force étrangère, dominatrice, que j’indiquais tout à l’heure, n’agissait plus sur lui, et son esprit, en s’affranchissant, s’attristait. Cependant à côté du poète vivait une compagne de tous les jours, une femme aussi intelligente que dévouée, et qui, bien qu’elle comprît, qu’elle partageât même parfois son exaltation, la redoutait et craignait pour lui les suites d’une absorption si complète, d’une si absolue possession. Ramener Shelley non pas au vrai, — il ne s’en écartait jamais, — mais au réel, l’attacher aux choses humaines du même amour qu’aux choses abstraites, telle était la mission que se donna une des plus nobles personnes qu’il y ait eu au monde, une de celles qui avaient le plus qualité de toute façon pour entreprendre et mener son œuvre à bien. « Je désirais ardemment, disait-elle en 1820, que Shelley