Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/830

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

perd ; elle devient ou extravagante ou terne, et l’indécision de l’expression est l’infaillible preuve qu’on ne s’exprime pas soi-même.

Ce que le lauréat britannique a pris en dehors de lui, ce qu’il a trouvé à droite et à gauche, ce qu’il a subi, c’est la guerre. Maud est l’histoire peu originale d’un Roméo et d’une Juliette dont les familles se détestent, d’un amant qui tue le frère de sa fiancée pour aller ensuite se battre en Orient, après que la fiancée a disparu. Les premiers vingt vers nous font comprendre que le père du héros s’est tué par suite d’une spéculation désastreuse pour lui, mais qui a rendu millionnaire le père de Maud ; le vingt et unième ouvre l’attaque contre la paix, et nous sentons à une certaine allure plus animée que le poète a hâte de nous communiquer l’impression du moment, qu’au moment même il vient de recevoir à peine :


« Qui est-ce, dit-il, qui bavarde des bienfaits de la paix ? Nous en avons fait un fléau ! Les voleurs épiant le moment du vol, l’espoir de Caïn partout, — cela vaut-il donc mieux que le cœur du citoyen ne respirant, au coin de son feu, que le souffle de la guerre ? Mais, dit-on, nous sommes un siècle de progrès, un siècle plein des œuvres de l’esprit ! Et qui donc, si ce n’est un imbécile, se fierait à la parole d’un trafiquant, ou à la qualité de ce dont il trafique ? Est-ce la paix ou la guerre, cela ? La guerre civile, que je pense, et de la plus vile espèce… La paix assise à l’ombre de son olivier, la voilà ! elle efface un à un les jours insignifians, — les pauvres des deux sexes sont entassés l’un sur l’autre comme des porcs ; le registre commercial seul vit, et quelques hommes rares sont seuls à ne pas mentir ! — La paix dans ses vignes, à la bonne heure ! mais une compagnie falsifiera le vin ! La craie, l’alun, le plâtre, font le pain du malheureux, et l’esprit même de la mort se mêle à ce qui doit alimenter la vie ! Le sommeil doit s’armer, car dans les nuits sans lune l’outil du malfaiteur grince sourdement aux contrevens de la fenêtre, tandis qu’un criminel d’un autre genre, pilant dans son mortier un poison qu’il connaît, dérobe, au fond de sa boutique, leurs derniers momens aux malades ! La mère tue son enfant, afin de gagner ce qui lui sera donné pour l’enterrer, et Mammon rit aux éclats, trônant sur une pyramide d’ossemens tout petits ! Est-ce la paix ou la guerre, cela ? Oh ! la guerre, plutôt la guerre mille fois ! la bruyante guerre par terre et par mer, la guerre avec ses mille batailles, ébranlant par centaines les trônes ! — car je pense bien que, si une flotte ennemie contournait ce promontoire que je vois d’ici, et que les boulets des trois-mâts fissent entendre leur voix à travers les flots écumans, je pense bien qu’alors l’ignoble coquin, gras, onctueux, camard, s’élancerait de son comptoir et de sa caisse, et tâcherait de frapper, et de frapper fort, quand ce ne serait qu’avec son mètre, instrument de ses fraudes. »


Ce dernier passage ferait croire que, pour redresser et élever le sens moral en Angleterre, une guerre d’invasion semblerait chose désirable à M. Tennyson ; mais ne chicanons pas sur les détails : le