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I.

Il y a dans Shelley ce que j’appellerai l’art extérieur, la tradition du beau antique, l’habileté du langage, le charme de l’harmonie. Là Shelley semble un modèle élevé, mais accessible et inspirateur. Son originalité se cache alors dans sa pureté même, et le talent qui s’est nourri des mêmes études comme des mêmes émotions littéraires pourra s’approcher de sa hauteur poétique. Tennyson l’a fait, surtout en ce qui touche à la mélodie du langage, à la musique des vers. C’est la même perfection, devenue pour ainsi dire plus spontanée, plus facile. — Mais, dira-t-on, l’harmonie n’est pas toute la poésie. La science ou même l’inspiration musicale, le rapport saisi d’instinct entre l’image et le son, le retentissement naturel de la pensée dans des sons analogues à ce qu’elle conçoit, ce n’est là qu’une partie de l’expression, et, disons-le, plus l’harmonie occupera de place dans l’art d’un écrivain, plus l’art de cet écrivain se rapprochera des chances passagères et des vicissitudes fréquentes de la musique.

Or ce qu’on doit reprocher précisément à Tennyson, c’est de manquer de ce sens de l’immuable qui s’élève au-dessus de toutes les impressions du présent, c’est de ne point voir d’assez haut et d’une vue assez libre pour embrasser un vaste horizon, c’est de subir l’émotion accidentelle, et, faute de savoir dominer, de se laisser entraîner. Pour justifier ces reproches, il suffit de citer son dernier poème. Malgré lui, à son insu peut-être, Maud n’est au fond qu’un ouvrage de circonstance, dont la première raison d’être est dans la date. Mettez qu’au lieu de 1855 on lise sur le titre 1851, ces hommages sonores rendus à la sainteté de la guerre, ces injures adressées à la paix seraient devenus peut-être, sous l’impression de l’engouement public pour le palais de cristal et la première grande exposition de Londres, de brillantes invocations à une déesse nationale, protectrice pacifique de toutes les industries et de toutes les richesses, mélange de Cérés et de Minerve représenté par Britannia.

Ce n’est pas que le talent fasse défaut dans le poème dont nous parlons. Il y a un genre de talent qui ne manque aujourd’hui que trop rarement : c’est celui de si bien savoir dire tout ce qu’on veut, que, n’ayant rien à dire, on parle tout de même. On donne ce qu’on ramasse à droite ou à gauche, et on passe en quelque sorte à côté de soi-même ; on ne prend ni le temps ni la peine de se chercher, et en admettant qu’au début on se soit une seule fois rencontré, on ne se retrouve guère plus par la suite. De tout cela, la langue est la première victime ; sa clarté se trouble, son énergie se