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NOUVEAU TRACÉ POUR LE CANAL DE SUEZ.

plus hasardeux et, si l’agitation des sables recommence, radicalement impossible.

À Suez, on se propose aussi de conquérir sur la mer, pour l’alimentation du canal, un réservoir d’une superficie d’environ 25 millions de mètres carrés, séparé de la mer par un barrage de 6 à 7 kilomètres de long avec portes qu’on ouvrira à marée montante, qu’on fermera à marée descendante. L’eau emmagasinée dans ce bassin ira combler deux fois en vingt-quatre heures le déficit causé par le passage des écluses, les infiltrations, et surtout l’évaporation des lacs amers, autre réservoir naturel d’une superficie de 330 millions de mètres carrés, qui, pendant l’été, cédera à l’air ambiant 6,600,000 mètres cubes par jour. Ce sont donc 3,300,000 mètres cubes d’eau que chaque marée devra y envoyer par le canal, et de la communication constante du canal avec le bassin il résultera à marée haute, de Suez aux lacs amers, un courant dont la vitesse de 1m50 à 2 mètres par seconde sera excessive en pareil cas. Il sera convenable d’isoler le canal du bassin, afin que l’eau passe de l’un dans l’autre par un écoulement lent et régulier ; surtout il faudra que ce bassin, comme celui de Tineh, soit parfaitement étanche, ce qui rendra les établissemens de Suez plus coûteux qu’on ne l’a dit, de même que ceux de Tineh dépasseront l’estimation publiée.

Les dépenses de Tineh ont été évaluées à 50 millions, et la durée de l’exécution à six années. Tout accident à part, ce temps est trop court. Les travaux ne doivent être faits, dit-on, qu’avec des matériaux tirés des environs de Suez et amenés par le canal. Une rigole navigable de Suez à Peluse ne sera disponible qu’au bout de trois ou quatre ans ; il n’en restera plus que trois ou deux pour transporter les 4 millions de mètres cubes ou les 8 millions de tonnes de pierres exigés par les constructions et pour les mettre en œuvre ; cela est matériellement impossible, quand bien même on serait parvenu à réunir en assez grand nombre les ouvriers de choix indispensables pour la maçonnerie à la mer. D’ailleurs, par suite des circonstances difficiles de Tineh, ne se trouvera-t-on pas entraîné à des ouvrages indéterminés au début et bientôt commandés comme une conséquence, un complément ou une réparation des premiers travaux ? En pareil cas, l’imprévu ne se définit plus ni pour le temps ni pour les dépenses. On hésiterait à affirmer qu’il y suffira de 100 millions et de douze ou quinze ans. Si puissant que soit l’art moderne, il faut lui faire une large part de temps et d’argent, quand avec une table rase pour point de départ on lui donne à vaincre d’incroyables difficultés compliquées d’éventualités terribles. L’art, comme toute puissance, a ses limites, et il y a peu de raison peut-être, parce qu’il a fait des merveilles, à lui prescrire de tout oser.