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sollicite pour Tineh la faveur publique et un budget énorme, en s’autorisant des exemples de Cherbourg, de Cette, du Havre ; mais le canal du Languedoc justifie tout ce qu’on a fait à Cette, la vallée de la Seine et Paris justifiant tout ce qu’on a pu et pourra faire au Havre. Dans l’isthme au contraire, il n’y a rien qui préexiste, rien que la préoccupation d’y mettre le canal des deux mers, qui peut passer ailleurs, qui n’y gagnera pas même un raccourcissement de trajet : Si le canal avait tiré de l’isthme une valeur quelconque, on hésiterait à l’y établir en présence d’une localité aussi ingrate que Tineh : comment s’y résoudre, lorsque cette valeur est nulle et qu’à Tineh tout est à créer dans des conditions extraordinaires ?

Il y a une difficulté première, c’est la base même de ces créations, Nous ne nions pas que, dès un temps reculé, les sables se soient accumulés dans le golfe de Peluse comme dans une sorte d’entonnoir : nous voulons que par suite l’ensablement ait atteint sa limite depuis deux mille ans au moins, et qu’il y ait aujourd’hui équilibre entre l’action du flot et la pente du talus sous-marin ; mais, dès que cette pente sera brusquement attaquée, l’équilibre n’est-il pas détruit ? Toute profondeur artificielle ne va-t-elle pas être rapidement comblée ? À chaque déblai opéré par la drague dans cet ensablement arrêté, l’ensablement ne recommencera-t-il pas ? C’est sur une longueur de 8 kilomètres que ce fond va être remué, tourmenté, fouillé pour le chenal, pour les jetées, pour le môle, pour le port : où est la garantie que les lames ne referont pas ce qu’elles ont déjà fait, soit par un mouvement lent et invincible, soit à coups précipités ? Toute tempête peut y jeter des millions de mètres cubes de sable et ruiner en quelques heures le travail de quelques mois, de quelques années : cela est probable, et plus les auteurs du projet démontrent victorieusement qu’une stabilité séculaire et normale est acquise à cette plage, plus ils prouvent contre eux-mêmes que cet état ne saurait être troublé sans se reformer sous l’empire des causes qui l’ont constitué. L’apport des boues du Nil serait moins dangereux que ces marées de sables.

Parmi les ouvrages projetés à Tineh, il en est un que nous citerons particulièrement : c’est un bassin à prendre sur la mer, d’une superficie d’environ 3 millions de mètres carrés, recevant ses eaux des lacs amers et destiné à l’entretien du régime du canal. Les eaux devront y être maintenues à peu près au niveau des marées de la Mer-Rouge, c’est-à-dire à la cote de 1m50 à 2m50, et, si le bassin n’est pas parfaitement étanche, tout est perdu. Des barrages étanches, dont le pied doit être à 6m50 au-dessous des basses mers, se construisent en bonne maçonnerie, ce dont le projet ne dit mot, et s’enracinent dans le sol par des fondations résistantes ; c’est un travail des