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me garde, lui dit-il, de m’opposer à une si sainte entreprise, mais sache bien qu’elle est impossible. La contrée située au-delà de l’Eus, notre frontière du côté du levant, contrée jadis bien cultivée et couverte de villages, n’est plus aujourd’hui qu’une forêt peuplée de bêtes fauves, un désert qu’on ne peut franchir en sûreté, tant la guerre y a tout détruit. Reste avec nous ; les Bavarois ont besoin de tes leçons, ils en profiteront mieux que ces païens maudits que tu vas chercher. Préfère, pour la gloire de Dieu, un fruit certain de tes sueurs à une moisson plus qu’incertaine. »

Ces avertissemens affectueux, ces invitations répétées du ton en apparence le plus sincère, ne convainquirent point Émeramme, dont la résolution était fermement arrêtée ; il insista pour partir, on redoubla de caresses, et quand il voulut le faire, il s’aperçut qu’il était prisonnier. Le duc semblait céder, puis refusait, traînait le missionnaire de retard en retard, de prétexte en prétexte, si bien que celui-ci, perdant enfin courage, s’en remit à la volonté du ciel. Ce n’est pas que la Bavière tirât grand profit de sa présence, malgré les beaux semblans de zèle que chacun affichait devant lui : il y avait là une énigme dont il finit par savoir le mot. Les Bavarois aimaient mieux conserver en Hunnie des païens qui pourraient les aider au besoin à secouer du même effort le christianisme et le joug des Franks que des convertis d’un prêtre gallo-frank qui, de la condition de néophytes chrétiens, passeraient bientôt à celle de vassaux de la France. Ce raisonnement n’était peut-être pas dénué de bon sens ; en tout cas, Théodon se montra inflexible, et le chemin de la Hunnie resta fermé au prisonnier. Trois ans s’écoulèrent ; Émeramme demanda enfin que pour prix de ses travaux apostoliques en Bavière on le laissât partir pour Rome, où il avait, disait-il, un pèlerinage à accomplir. Le duc consentit, et il se mit en route, mais après quelques jours de marche il tomba dans une embuscade de brigands bavarois qui l’assaillirent, et le propre fils du duc Théodon, nommé Lambert, le frappa de sa main, lui reprochant contre toute vérité d’avoir corrompu sa jeune sœur nommée Utha. Théodon eut beau désavouer le meurtre et condamner le meurtrier à un bannissement perpétuel ; il eut beau aller avec toute la noblesse bavaroise au-devant du cadavre de la victime, transférée en grande pompe à Ratisbonne : il ne se lava point du soupçon d’avoir dirigé lui-même les coups. Toutefois son but était atteint, la conversion des Avars était reculée indéfiniment.

Au meurtre de saint Emeramme, que l’église qualifia de martyre, succéda chez les Bavarois une longue anarchie civile et religieuse, les uns revenant avec ardeur au paganisme, les autres se maintenant chrétiens, mais d’un christianisme rendu presque