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mal que j’éprouve est devenu par ma faute un mal nécessaire, et soyez assuré que moi-même je le regarde comme un bienfait.

Et cette âme naïve, qui ne comprenait pas d’autre hommage que l’amour, s’efforçait de mettre d’accord ses sentimens et sa volonté pour ne pas affliger son Dieu. Elle y réussissait jusqu’à un certain point. Les forces physiques décroissaient à la vérité de jour en jour, son cœur ne battait plus qu’irrégulièrement, et chacune de ses pulsations était douloureuse. Sa maigreur et sa pâleur étaient si grandes qu’elles ne pouvaient plus guère augmenter ; mais son regard, qui brillait parfois du feu de la fièvre, resplendissait aussi d’une inexprimable sérénité. Sa voix bien faible avait pris des inflexions si douces et si pénétrantes qu’elles allaient droit au cœur de ceux qui l’entendaient. Que le soleil de sa vie fût bien près de son couchant, c’est ce dont elle était parfaitement convaincue ; mais la pensée de sa mort prochaine ne lui causait plus cette terreur instinctive qu’elle avait éprouvée au début de ses crises. Bien plus, depuis qu’elle avait renoncé à l’espoir de gagner cette partie dont son bonheur faisait l’enjeu, elle regardait la mort comme une amie envoyée par Dieu pour l’aider à atteindre le port en dépit des orages.

Assise sur son lit, qui était placé sous une fenêtre, accoudée sur le rebord de celle-ci, plus blanche que les blancs oreillers qui soutenaient sa tête affaiblie, Emina contemplait d’un œil tranquille les champs et les prairies qu’elle allait bientôt quitter. Ses anciennes pensées sur la mort l’occupaient à cet instant. — Qui m’eût dit, se demandait-elle, lorsque je vins en ces lieux le cœur tout rempli de regrets pour ma vallée et si mal disposée envers tout ce qui m’attendait, que j’y prendrais une si forte attache que je ne pourrais la briser sans mourir ? Qui m’eût dit qu’au moment de quitter la vie, mes plus vifs regrets ne seraient ni pour ma vallée, ni pour aucun de ceux que j’y ai laissés, que je songerais à peine à Saed ? Pauvre Saed ! m’aime-t-il encore ? Et moi, l’ai-je jamais aimé ? Oui, comme j’aime mon frère, mais non pas comme j’aime mon mari.

Et quand elle arrivait à cette conclusion, les joues pâles de la malade se coloraient d’un éclat passager. Puis, se reprochant ce retour aux émotions qui lui avaient fait tant de mal, elle s’absorbait dans la pensée de sa fin prochaine.

La gravité de l’état d’Emina n’était ignorée que d’un seul des habitans du harem, et Ansha, en vue d’un but nouveau, couvait avec une rare sollicitude cette bienheureuse ignorance. Tantôt elle prenait son plus jeune fils sur ses genoux, et, regardant tristement Hamid, elle s’écriait : — Quand donc donneras-tu un frère à cet enfant ? Il s’ennuie d’être seul. — Tantôt elle soupirait, secouait la tête et disait comme emportée par le sentiment : — Ah ! je crains