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conjurer le démon. La vieille dame n’osa plus longtemps s’opposer au pieux désir de sa belle-fille, et elle se dit, pour excuser sa faiblesse, que la visite de l’iman ne pouvait nuire au blessé. On envoya donc quérir le saint homme, qui, alléché par la perspective de quelques piastres à gagner, ne se fit pas attendre.

On se figure peut-être un iman turc sous les traits d’un vieillard à longue barbe blanche et flottante, au teint pâle, aux regards éteints par l’abus de l’opium, ou bien encore on se représente un vieillard vigoureux, un musulman de la vieille école, du temps des janissaires, du beau régime du turban ballonné et du far niente. Un iman du xixe siècle est un tout autre personnage. Son aspect n’a rien de respectable ni de sacerdotal. Aucune de nos vertus n’ayant cours dans les mœurs musulmanes, il en résulte que le directeur de ces mœurs ne ressemble aucunement à ce que nous nous représentons par exemple comme le résumé vivant des vertus chrétiennes, ou bien seulement de l’honnête homme civilisé. L’iman turc a autant de femmes, voire de concubines, qu’un simple mortel, il s’enivre (d’eau-de-vie à la vérité) sans le moindre scrupule, il travaille aux champs ou exerce un métier quelconque ; mais le plus clair de son revenu se compose de l’impôt qu’il tire de la crédulité des âmes simples ou hypocrites, ce qui le constitue charlatan et imposteur par-dessus le marché. L’imposture, l’hypocrisie et la fourberie, telles sont les trois vertus théologales qui distinguent le prêtre mahométan du commun des laïques, sans préjudice de l’oisiveté, de la luxure et de la gourmandise, qui sont inséparables des susdits mérites. Ceci s’applique aux imans en général. Quant à l’individu en question, il exerçait naturellement la profession de bouvier. Depuis quelques années cependant, le produit de sa profession sacerdotale lui permettait de laisser reposer ses bœufs, et il ne conservait plus du bouvier que le titre et les manières. En sa qualité d’iman, il était censé savoir lire et écrire, mais il bornait ses lectures au texte du Koran, et sa mémoire étant d’ailleurs assez bonne, il avait abandonné la noble profession des lettres. Celui qui l’eût invité à lire à livre ouvert, et dans un autre volume que celui qu’il portait dans ses poches, un chapitre quelconque du Kqran lui eût joué un fort mauvais tour.

Ahmed-Effendi (ainsi s’appelait l’iman) était âgé de trente ans environ ; il avait quelque droit à l’épithète de bel homme, si une taille au-dessus de la moyenne, une carrure remarquable, de grands yeux noirs surmontés d’épais sourcils, un nez long, des lèvres épaisses et sensuelles, une barbe noire et inculte, un teint rubicond et un visage plutôt carré qu’arrondi, constituent un pareil droit. Ahmed-Effendi jouissait d’une grande considération dans le pays, et cette considération était l’œuvre d’Ansha. D’où venait la partialité de la