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de la religion pure, ils n’affectent pas seulement les consciences religieuses, ils sont politiques et constituent par leur enchaînement tout un système social. S’ils n’étaient que des rêveries religieuses plus ou moins malsaines, peu importerait que quelques milliers d’âmes saugrenues, infirmes ou idiotes se nourrissent de cet aliment spirituel falsifié ; mais ces rêveries sont en même temps des moyens d’action politique et mettent des armes redoutables aux mains des crédules et des ambitieux. Ce n’est évidemment pas pour leurs dogmes que les mormons ont été persécutés : ces dogmes se rencontrent dans presque toutes les églises chrétiennes, et les Américains sont habitués à les entendre prêcher. Que l’on soit ou non baptisé par immersion, cela importe peu à la sécurité publique ; que l’on croie au millenium ou non, cela ne trouble pas les citoyens dans l’exercice de leurs devoirs et de leurs affaires ; que l’on impose ou non les mains aux fidèles, le gouvernement fédéral ne court aucun risque. Tous les jours on prophétise en Amérique comme on prophétisait à Nauvoo, les passans curieux s’arrêtent un instant, écoutent et continuent leur chemin. Les camp meetings méthodistes peuvent être des spectacles scandaleux, mais ils n’ont de danger que pour les têtes trop faibles qui doivent un jour ou l’autre aller peupler les maisons de fous. Tous les jours on annonce aux États-Unis que la fin du monde va arriver, et que les fidèles doivent se tenir prêts à monter au ciel en robe blanche : personne ne s’émeut de la prédiction, si ce n’est les tailleurs et les couturières, qui ont à travailler davantage pour fournir à leurs cliens les vêtemens respectables dans lesquels ils doivent se présenter devant Dieu. Les mormons sont les seuls sectaires qui aient joui du privilége de la persécution. En quoi les prêtres de Melchisédech et les prêtres d’Aaron blessaient-ils donc les Américains plus que les ministres des autres sectes protestantes ?

Au premier abord cependant, il semble que le mormonisme eût dû flatter l’orgueil des Américains. L’idée d’une révélation spécialement faite pour l’Amérique n’est point neuve, il est vrai, mais jamais elle n’avait été énoncée avec autant d’audace. À la fin du dernier siècle, une certaine Anne Lee quitta l’Angleterre sur un ordre d’en haut pour venir habiter l’Amérique, où elle devait établir le règne de Dieu et inaugurer sous la forme du Christ-Femme l’ère du millenium. La quakeresse Jemimah Wilkinson se donna aussi pour une incarnation nouvelle du Christ. Joseph Smith fut moins hardi, mais plus adroit que la quakeresse et la sainte de la secte des shakers. Il se contenta du rôle modeste de prophète, et se servit habilement des vagues instincts d’orgueil et de fanatisme semi-national, semi-religieux, qui agitaient et agitent encore l’Amérique. Cette idée d’une révélation américaine existait à l’état d’embryon et de germe, lors-