Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/70

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
66
REVUE DES DEUX MONDES.

Malouet y était demeurée seule ; elle était à genoux près du lit, et m’a fait signe de m’approcher. — J’ai regardé celle qui allait cesser de souffrir. Quelques heures avaient suffi pour empreindre tous les ravages de la mort sur ce visage charmant ; mais la vie et la pensée rayonnaient encore dans ses yeux : elle m’a reconnu aussitôt. — Monsieur, m’a-t-elle dit ; — puis se reprenant après une pause : — George, je vous ai bien aimé. Pardonnez-moi d’avoir empoisonné votre vie de ce triste souvenir ! — Je suis tombé sur mes genoux ; j’ai voulu parler, je ne le pouvais pas ;… mes larmes coulaient brûlantes sur sa main déjà inerte et froide comme un marbre. — Et vous aussi, madame, a-t-elle repris, pardonnez-moi la peine,… le mal que je vous fais ! — Mon enfant ! a dit la vieille dame, je vous bénis du fond du cœur. — Puis il y a eu un silence, au milieu duquel j’ai entendu tout à coup un soupir profond et brisé… Ah ! ce soupir suprême, ce dernier sanglot d’une mortelle douleur. Dieu aussi l’a entendu, il l’a recueilli !

Il l’a entendu,… il entend aussi ma prière ardente, éplorée !… Il faut que je le croie, mon ami. Oui, pour ne pas céder en ce moment à quelque tentation de désespoir, il faut que je croie fermement à un Dieu qui nous aime, qui voit d’un œil attendri les déchiremens de nos faibles cœurs,… qui daignera un jour de sa main paternelle refaire les nœuds brisés par la cruelle mort !… Ah ! devant la dépouille inanimée d’un être adoré, quel cœur assez desséché, quel cerveau assez flétri par le doute pour ne pas repousser à jamais l’odieuse pensée que ces mots sacrés : Dieu, justice, amour, immortalité, ne sont que de vaines syllabes qui n’ont point de sens !

Adieu, Paul. Tu sais ce qui me reste à faire. Si tu peux venir, je t’attends ; sinon, mon ami, attends-moi. Adieu.

IX.

LE MARQUIS DE MALOUET A M. PAUL B… A PARIS.
Château de Malouet, 20 octobre.

Monsieur, c’est pour moi un devoir aussi impérieux que pénible de vous retracer les faits qui ont amené le malheur suprême dont une voie plus prompte vous a porté la nouvelle avec tous les ménagemens qui nous ont été permis, malheur qui achève d’accabler nos âmes déjà si cruellement éprouvées. Vous le savez, monsieur, quelques semaines, quelques jours nous avaient suffi à Mme  de Malouet et à moi pour connaître, pour apprécier votre ami, pour lui vouer une éternelle affection, qui devait se changer trop tôt en un éternel regret.