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reconnaître son importance pour l’oublier ainsi dans les bagages ministériels. On le somma d’expliquer sa situation. Lord John Russell chercha d’abord à faire tête à l’orage, en alléguant que depuis la clôture des conférences de Vienne, et en présence des nouveaux succès obtenus par les armées alliées, il était revenu à sa première opinion, — que la guerre devait être poussée avec vigueur jusqu’à ce que la Russie eût accordé à l’Europe les garanties formulées dans les quatre points. Hélas ! cette nouvelle évolution ne le sauva pas. Lui-même finit par s’apercevoir que la position n’était plus tenable, et, pour couper court aux nouvelles attaques dont il se voyait menacé, il se décida à remettre sa démission entre les mains de la reine.

C’était trop tard. Dans l’espace de quelques mois, lord John Russell, qui passe pourtant pour un habile manœuvrier politique, n’avait réussi qu’à s’aliéner tout le monde. Membre influent du cabinet de lord Aberdeen, il avait, au commencement de l’année, sacrifié peu généreusement aux murmures de l’opinion quatre ou cinq de ses collègues, y compris le chef du cabinet. Avait-il du moins gagné en ascendant sur les affaires ce que cette conduite devait lui faire perdre, sous le rapport du caractère, aux yeux de ceux qu’il venait d’abandonner ? Non. Sa position s’était au contraire amoindrie. Il n’avait travaillé qu’au profit de lord Palmerston : de ministre dirigeant dans les communes, il était tombé dans un département presque étranger au mouvement politique ; il n’était plus, dans le nouveau cabinet, qu’une espèce de maître Jacques, indifféremment employé tantôt à la besogne diplomatique, tantôt à l’administration coloniale. Et même, dans cette situation, si peu conforme à son passé, si peu à la hauteur de ses prétentions, il avait trouvé moyen de manquer doublement à l’esprit de son rôle : ambassadeur, il s’était écarté des instructions qui lui avaient été données ; ministre, il s’était obstiné à partager la responsabilité des collègues qui venaient de le désavouer, et il avait fallu l’intervention du parlement pour l’expulser en quelque sorte du cabinet.

Accomplie dans de telles conditions, la retraite de lord John Russell ne pouvait être une cause de faiblesse pour le ministère Palmerston. On appela au département des colonies sir William Molesworth, que sa compétence spéciale désignait à tous les suffrages, et ce choix, outre ce qu’il annonçait d’intelligent en lui-même, avait alors cet avantage particulier d’enlever un argument aux bruyans promoteurs de la réforme administrative. Ceux-ci reprochaient au gouvernement de se recruter toujours dans les mêmes coteries aristocratiques, de donner les principaux emplois, non au mérite, mais à la faveur et au népotisme. La nomination de sir William Molesworth au poste laissé vacant par lord John Russell était une réponse à ce reproche, et indiquait une tendance à donner satisfaction à ce qu’il y a de légitime dans les plaintes de l’opinion publique.

Depuis la clôture de la session, la préoccupation visible de lord Palmerston a été d’amortir ainsi les difficultés contre lesquelles il avait eu à lutter pendant le cours des débats parlementaires. Comme on l’a vu, ces difficultés étaient de deux natures : d’une part, l’opposition s’était grossie de recrues importantes, sinon par le nombre, du moins par le talent. M. Gladstone, sir James Graham, M. Sidney Herbert, en un mot les hommes qui composent l’ancienne pléiade peelite, seront toujours des adversaires à redouter,