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M. de Lamartine n’était pas géographiquement moins positif et moins net ; mais, indiqué à la tribune française en 1839, il parut sujet à de grandes difficultés de droit public et d’exécution, et dans les réponses qui furent opposées à l’illustre orateur, on allégua même ce qu’il oubliait alors et ce qu’il exalte aujourd’hui, l’effort des Turcs pour durer, le succès commencé de leur réforme militaire, leur opiniâtre résistance derrière les remparts de Varna et de Schumla, postes où ils se maintenaient plus fortement qu’ils n’ont défendu cette année la ville de Kars et l’entrée de l’Asie-Mineure.

Tout a changé depuis lors, et M. de Lamartine regarde aujourd’hui comme sacré, comme tutélaire dans la main des Turcs, pour le salut de l’Europe civilisée, le territoire dont en 1839 il faisait si bon marché. Il s’indigne aujourd’hui des pertes que ce territoire a subies depuis trente ans, c’est-à-dire des reprises qu’a exercées la civilisation et l’humanité, et, pour tout dire, des restitutions partielles que, dans la Méditerranée et sur ses bords, la barbarie vaincue a faites à l’Europe chrétienne, depuis Corfou et Zante jusqu’au royaume de Grèce et à l’empire français d’Afrique.

Tout cela, en effet, représente pour nous autant de provinces démembrées de l’empire ottoman. Que maintenant la main qui a coupé les branches conserve la tige ; que le gouvernement turc d’Europe, éclairé de vos conseils, protégé de vos flottes et de vos armées, soit un point d’arrêt contre une autre puissance aussi despotique et plus conquérante ; que vous n’ayez pas permis de prendre Constantinople, cette incomparable station de commerce et de guerre, qu’on ne peut laisser volontiers qu’aux mains de ceux qui sont incapables de s’en servir, cela se conçoit très bien et doit avoir faveur à Londres, à Paris, et, si vous le voulez, dans tout l’Occident. Le moyen est bon et le but glorieux ; mais le moyen et le but ne peuvent changer, dans l’avenir, une invincible réalité. La défense vivement prise de l’empire ottoman, ses finances aidées, ses côtes et ses frontières défendues, son plus dangereux ennemi repoussé, tout cela est un énergique expédient contre la Russie : ce n’est pas le rétablissement définitif de l’empire ottoman et le nouveau bail de sa durée. Les causes de dissolution qui travaillaient cet empire iront s’étendant et se diversifiant. Plus régulier, plus modéré au sommet et dans les premiers rangs, il n’est pas moins désordonné et caduc dans ses autres parties.

Qu’on suive les récits des voyageurs[1], les notes des diplomates

  1. Voir l’ouvrage de Hamilton (Asia minor, etc.), le discours de lord Redcliffe, la lettre de M. Saunders, consul anglais à Prevesa.