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LA PETITE COMTESSE.

Pour moi, mon ami, il m’est difficile de te peindre le chaos d’émotions et de pensées qui se heurtaient et se confondaient en moi. Le sentiment qui me dominait peut-être avec le plus de violence, c’était celui de ma haine contre cet homme, d’une haine implacable, — d’une haine éternelle. J’étais au reste plus choqué, plus désolé, que surpris du choix qu’on avait fait de lui : c’était le premier venu ; on l’avait pris avec une sorte d’indifférence et de dédain, comme on ramasse une arme de suicide, lorsque le suicide est une fois résolu. — Quant à mes sentimens pour elle, tu les devines : nulle apparence de colère, une affreuse tristesse, une compassion attendrie, un remords vague, et par-dessus tout un regret passionné, furieux ! Je savais enfin combien je l’avais aimée ! Je comprenais à peine les raisons qui, deux jours auparavant, me semblaient si fortes, si impérieuses, et qui m’avaient paru établir entre elle et moi une barrière infranchissable. Tous ces obstacles du passé disparaissaient devant l’abîme présent qui me semblait le seul réel, — le seul impossible à combler, le seul qui eût existé jamais ! — Chose étrange ! je voyais clairement, aussi clairement qu’on voit le soleil, que l’impossible, l’irréparable était là, et je ne pouvais l’accepter,… je ne pouvais m’y résigner ! Je voyais cette femme perdue pour moi aussi irrévocablement que si la tombe eût été fermée sur son cercueil, et je ne pouvais renoncer à elle !… — Mon esprit s’égarait alors dans des projets, dans des résolutions insensées : je voulais chercher querelle à M. de Mauterne, le forcer à se battre sur l’heure… Je sentais que je l’aurais écrasé !… Puis je voulais m’enfuir avec elle, l’épouser, la prendre avec sa honte après l’avoir refusée pure !… Oui, cette démence m’a tenté ! Pour l’écarter de ma pensée, j’ai dû me répéter cent fois que le dégoût et le désespoir étaient les seuls fruits que pût porter jamais cette union d’une main flétrie et d’une main sanglante… Ah ! Paul, que j’ai souffert !

Mme de Palme a montré, pendant toute la durée de la promenade, une surexcitation fiévreuse qui se trahissait surtout par de folles prouesses d’équitation. J’entendais par intervalles les éclats de sa gaieté exaltée qui résonnaient à mon oreille comme des plaintes déchirantes. Une seule fois encore, elle m’a adressé la parole en passant près de moi : — Je vous fais horreur, n’est-ce pas ? — m’a-t-elle dit. — J’ai secoué la tête et j’ai baissé les yeux sans lui répondre.

Nous sommes rentrés au château vers quatre heures. Je gagnais ma chambre, quand un tumulte confus de voix, de cris et de pas précipités sous le vestibule m’a glacé le cœur. Je suis redescendu à la hâte ; on m’a dit que Mme de Palme venait de tomber dans une violente crise nerveuse. On l’avait portée dans le salon. J’ai reconnu