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nature. Je ne sais pas ce qu’éprouvent les autres, mais c’est une grande satisfaction pour moi de penser, quand je jouis de mon humble dîner, que je mets en mouvement la plus belle machine dont nous ayons connaissance. Il me semble véritablement en de tels instans que j’accomplis une fonction publique. — Quand j’ai remonté cette montre intérieure, si je puis employer une telle expression, dit M. Pecksniff avec une sensibilité exquise, et quand je sais qu’elle va, je sens que la leçon offerte par elle aux hommes fait de moi un des bienfaiteurs de mon espèce. » Vous reconnaissez un nouveau genre d’hypocrisie. Les vices changent tous les siècles en même temps que les vertus.

L’esprit pratique, comme l’esprit moral, est anglais. À force de commercer, de travailler et de se gouverner, ce peuple a pris le goût et le talent des affaires. C’est pourquoi ils nous regardent comme des enfans et des fous. L’excès de cette disposition est la destruction de l’imagination et de la sensibilité. On devient une machine à spéculation en qui s’alignent des chiffres et des faits ; on nie la vie de l’esprit et les joies du cœur ; on ne voit plus dans le monde que des pertes et des bénéfices ; on devient dur, âpre, avide et avare ; on traite les hommes en rouages ; un jour on se trouve tout entier négociant, banquier, statisticien ; on a cessé d’être homme. Dickens a multiplié les portraits de l’homme positif. Ralph Nickleby, Scroogs, Antony Chuzzlewit, Jonas, l’alderman Cute, M. Murdstone et sa sœur, Bounderby, Tom Gradgrind, il y en a dans tous ses romans. Les uns le sont par éducation, les autres par nature ; mais ils sont tous odieux, car ils prennent tous à tâche de railler et de détruire la bonté, la sympathie, la compassion, les affections désintéressées, les émotions religieuses, l’enthousiasme de l’imagination, tout ce qu’il y a de beau dans l’homme. Ils oppriment des enfans, ils frappent des femmes, ils affament des pauvres, ils insultent des malheureux. Les meilleurs sont des automates de fer poli qui exécutent méthodiquement leurs devoirs légaux et ne savent pas qu’ils font souffrir les autres. Ces sortes de gens ne se trouvent pas dans notre pays. Leur rigidité n’est point dans notre caractère. Ils sont produits en Angleterre par une école qui a sa philosophie, ses grands hommes, sa gloire, et qui ne s’est jamais établie chez nous. Plus d’une fois, il est vrai, nos écrivains ont peint des avares, des gens d’affaires et des boutiquiers. Balzac en est rempli ; mais il les explique par leur imbécillité, ou il en fait des monstres curieux comme Grandet et Gobseck. Ceux de Dickens forment une classe réelle et représentent un vice national. Lisez ce passage de Hard Times, et voyez si, corps et âme, M. Gradgrind n’est pas tout anglais.

« À présent, ce qu’il me faut, ce sont des faits. N’enseignez à ces