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dont le nez est plus gros que le corps. Ce comique outré vient de l’imagination excessive. Dickens emploie partout le même ressort. Pour mieux faire voir l’objet qu’il montre, il en crève les yeux du lecteur ; mais le lecteur s’amuse de cette verve déréglée : la fougue de l’exécution lui fait oublier que la scène est improbable, et il rit de grand cœur en entendant l’entrepreneur des pompes funèbres, M. Mould, énumérer les consolations que la piété filiale, bien munie d’argent, peut trouver dans son magasin. Quelle douleur n’adouciraient pas les voitures à quatre chevaux, les tentures de velours, les cochers en manteaux de drap et en bottes à revers, les plumes d’autruche teintes en noir, les acolytes à pied habillés dans le grand style, portant des bâtons garnis d’un bout de bronze ? Oh ! ne disons pas que l’or est une boue, puisqu’il peut acheter des choses comme celles-là ! « Que de bénédictions, s’écrie M. Mould, que de bénédictions j’ai versé sur l’humanité au moyen de mes quatre grands chevaux caparaçonnés, que je ne caparaçonne jamais à moins de 10 liv. 10 shellings la séance ! »

Ordinairement Dickens reste grave en traçant ses caricatures. L’esprit anglais consiste à dire en style solennel des plaisanteries folles. Le ton et les idées font alors contraste ; tout contraste donne des impressions fortes. Dickens aime à les produire, et son public à les éprouver.

Si parfois il oublie de donner les verges au prochain, s’il essaie de s’amuser, s’il se joue, il n’en est pas plus heureux. Le fond du caractère anglais, c’est le manque de bonheur. L’ardente et tenace imagination de Dickens se prend trop fortement aux choses pour glisser légèrement et gaiement sur leur surface. Il appuie, il pénètre, il enfonce, il creuse ; toutes ces actions violentes sont des efforts, et tous les efforts sont des souffrances. Pour être heureux, il faut être léger comme un Français du xviiie siècle, ou sensuel comme un Italien du xvie ; il faut ne point s’inquiéter des choses ou en jouir. Dickens s’en inquiète et n’en jouit pas. Prenez un petit accident comique, comme on en rencontre dans la rue, un coup de vent qui retrousse les habits d’un commissionnaire. Scaramouche fera une grimace de bonne humeur ; Lesage aura le sourire d’un homme amusé ; tous deux passeront et n’y songeront plus. Dickens y songe pendant une demi-page. Il voit si bien tous les effets du vent, il se met si complètement à sa place, il lui suppose une volonté si passionnée et si précise, il tourne et retourne si fort et si longtemps les habits du pauvre homme, il change le coup de vent en une tempête et en une persécution si grandes, qu’on est pris de vertige, et que tout en riant on se trouve en soi-même trop de trouble et trop de compassion pour rire de bon cœur.