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regard et qu’on n’oubliera plus ; mais il ne verra pas la noblesse des longues lignes monumentales, la calme majesté des grandes ombres largement découpées par les crépis blancs, la joie de la lumière qui les couvre, et devient palpable dans les noirs enfoncemens où elle plonge, comme pour se reposer et s’endormir. S’il peint un paysage, il apercevra les cénelles qui parsèment de leurs grains rouges les haies dépouillées, la petite vapeur qui s’exhale d’un ruisseau lointain, les mouvemens d’un insecte dans l’herbe ; mais la grande poésie qu’eût saisie l’auteur de Valentine et d’André lui échappera. Il se perdra, comme les peintres de son pays, dans l’observation minutieuse et passionnée des petites choses ; il n’aura point l’amour des belles formes et des belles couleurs. Il ne sentira pas que le bleu et le rouge, la ligne droite et la ligne courbe, suffisent pour composer des concerts immenses qui, parmi tant d’expressions diverses, gardent une sérénité grandiose, et ouvrent au plus profond de l’âme une source de santé et de bonheur. C’est le bonheur qui lui manque ; son inspiration est une verve fiévreuse qui ne choisit pas ses objets, qui ranime au hasard les laideurs, les vulgarités, les sottises, et qui, en communiquant à ses créations je ne sais quelle vie saccadée et violente, leur ôte le bien-être et l’harmonie qu’en d’autres mains elles auraient pu garder. Miss Ruth est une fort gentille ménagère ; elle met son tablier. Quel trésor que ce tablier ! Dickens le tourne et le retourne, comme un commis de nouveautés qui voudrait le vendre. Elle le tient dans sa main, puis elle l’attache autour de sa taille, elle lie les cordons, elle l’étalé, elle le froisse pour qu’il tombe bien. Que ne fait-elle pas de son tablier ! Et quel est l’enchantement de Dickens pendant ces opérations innocentes ! Il pousse de petits cris d’espièglerie joyeuse : « Oh ! bon Dieu, quel méchant petit corsage ! » Il apostrophe la bague, il gambade autour de Ruth, il frappe dans ses mains de plaisir. C’est bien pis lorsqu’elle fabrique le pudding ; il y a là une scène entière, dramatique et lyrique, avec exclamations, protase, péripéties, aussi complète qu’une tragédie grecque. Ces gentillesses de cuisine et ces mièvreries d’imagination font penser (par contraste) aux tableaux d’intérieur de George Sand. Vous rappelez-vous la chambre de la fleuriste Geneviève ? Elle fabrique, comme Ruth, un objet utile, très utile, puisqu’elle le vendra dix sous le jour d’après ; mais cet objet est une rose épanouie, dont les frêles pétales s’enroulent sous ses doigts comme sous les doigts d’une fée, dont la fraîche corolle s’empourpre d’un vermillon aussi tendre que celui de ses joues, frêle chef-d’œuvre éclos un soir d’émotion poétique, pendant que de sa fenêtre elle contemple au ciel les yeux perçans et divins des étoiles, et qu’au fond de son cœur vierge murmure le premier souffle de l’amour. Pour s’exalter, Dickens n’a pas