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le corps dans ses bras, et de le poser, pour le faire reconnaître, aux pieds de tous les passans, ne serait point plus lugubre que l’idée fixe à laquelle sa conscience l’a condamné.

Jonas est sur le bord de la folie. D’autres y sont tout à fait. Dickens a fait trois ou quatre portraits de fous, très plaisans au premier coup d’œil, mais si vrais, qu’au fond ils sont horribles. Il fallait une imagination comme la sienne, déréglée, excessive, capable d’idées fixes, pour mettre en scène les maladies de la raison. Il y en a deux surtout qui font rire et qui font frémir : Augustus, le maniaque triste, qui est sur le point d’épouser miss Pecksniff, et le pauvre M. Dick, demi-idiot, demi-monomaniaque, qui vit avec miss Trotwood. Comprendre ces exaltations soudaines, ces tristesses imprévues, ces incroyables soubresauts de la sensibilité pervertie, reproduire ces arrêts de pensée, ces interruptions de raisonnement, cette intervention d’un mot toujours le même qui brise la phrase commencée et renverse la raison renaissante ; voir le sourire stupide, le regard vide, la physionomie niaise et inquiète de vieux enfans hagards qui tâtonnent douloureusement d’idées en idées, et se heurtent à chaque pas au seuil de la vérité, qu’ils ne peuvent franchir, c’est là une faculté qu’Hoffmann seul eut au même degré que Dickens. Le jeu de ces raisons délabrées ressemble au grincement d’une porte disloquée : il fait mal à entendre. On y trouve, si l’on veut, un éclat de rire discordant ; mais on y découvre mieux encore un gémissement et une plainte, et l’on s’effraie en mesurant la lucidité, l’étrangeté, l’exaltation, la violence de l’imagination qui a enfanté de telles créatures, qui les a portées et soutenues jusqu’au bout sans fléchir, et qui s’est trouvée dans son vrai monde en imitant et en produisant leur déraison.

À quoi peut s’appliquer cette force ? Les imaginations diffèrent, non-seulement par leur nature, mais encore par leur objet. Après avoir marqué leur énergie, il faut circonscrire leur domaine. Dans le large monde, l’artiste se fait un monde. Involontairement il choisit une classe d’objets qu’il préfère ; les autres le laissent froid, et il ne les aperçoit pas. Dickens n’aperçoit pas les choses grandes. Ceci est un second trait de son imagination. L’enthousiasme le prend à propos de tout, particulièrement à propos des objets vulgaires, d’une boutique de bric-à-brac, d’une enseigne, d’un crieur public. Il a la vigueur, il n’atteint pas à la beauté. Son instrument rend des sons vibrans, il n’a point de sons harmonieux. S’il décrit une maison, il la dessinera avec une netteté de géomètre, il en mettra toutes les couleurs en relief, il découvrira une physionomie et une pensée dans les contrevents et dans les gouttières, il fera de la maison une sorte d’être humain, grimaçant et énergique, qui saisira le