Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/59

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
55
LA PETITE COMTESSE.

— Madame !

— Certainement. Vous croyez que je ne puis jamais supposer à un homme qui me fait la cour une autre intention que celle de m’avoir pour maîtresse. Ce serait le fait d’une femme perdue, et je ne le suis pas ; vous avez beau ne pas le croire, c’est la pure vérité du bon Dieu… Oui, du bon Dieu, Dieu me connaît, et je le prie plus souvent qu’on ne pense. Il m’a préservée de mal faire jusqu’ici, — et j’espère qu’il m’en préservera toujours ; mais c’est une chose dont il n’est pas seul maître… — Elle s’arrêta un moment, et ajouta d’un ton ferme : — Vous y pouvez beaucoup.

— Moi, madame ?

— Je vous ai laissé prendre, je ne sais comment… non, je ne le sais en vérité pas !… un grand empire sur ma destinée… Voudrez-vous en user ? voilà la question.

— Et à quel titre… en quelle qualité le pourrais-je, madame ? — dis-je lentement, sur le ton d’une froide réserve.

— Ah ! s’écria-t-elle d’un accent sourd et énergique, vous me demandez cela ? — Ah ! c’est trop dur ! vous m’humiliez trop ! — Elle quitta mon bras aussitôt, et rentra brusquement dans le salon.

Je demeurai quelque temps incertain du parti que je devais prendre. Je voulus d’abord suivre Mme de Palme et lui faire entendre qu’elle s’était méprise, — ce qui était la vérité, — sur la portée de la réponse sous forme d’interrogation dont elle s’était offensée. Elle avait apparemment appliqué cette réponse à quelque pensée qui la dominait, que je connaissais mal, que ses paroles du moins m’avaient révélée beaucoup moins clairement qu’elle ne se l’imaginait ; mais après y avoir réfléchi je reculai devant l’explication nouvelle et redoutable que j’allais inévitablement provoquer. Je résolus de demeurer sous le coup des imputations les plus fâcheuses auxquelles mon attitude et mon langage avaient pu donner lieu, et de dévorer en silence l’amertume dont cette scène m’avait empli le cœur.

Je quittai la serre et j’entrai dans les jardins pour échapper aux rumeurs du bal, qui importunaient mon oreille. La nuit était froide, mais belle. Un instinct douloureux m’entraîna hors de la zone lumineuse que projetaient autour du château les baies des fenêtres resplendissantes. Je me dirigeai à grands pas vers un épais massif d’ombre, formé par une double avenue de sapins qui sépare le jardin du parc, et que traverse un pont rustique jeté sur un ruisseau. J’entrais sous la voûte de cette sombre allée, quand une main toucha mon bras et m’arrêta ; en même temps une voix brève et troublée, que je ne pus méconnaître, me dit : — Il faut que je vous parle !

— Madame ! par grâce ! au nom du ciel !… que faites-vous ! vous vous perdez !… retournez… venez ! Je vais vous reconduire, voyons !