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sent ; mais d’autre part ils ne sont pas exempts des faiblesses ni des passions humaines. Pourquoi ne seraient-ils point, comme tant d’autres, enclins à exagérer les obstacles qu’ils ont à vaincre, les périls qu’ils doivent braver ? Ce n’est là qu’une tentation fort naturelle, à laquelle les missionnaires, à l’instar des plus grands guerriers anciens et modernes, peuvent fort bien avoir cédé. En outre, habitués à juger tout, hommes et choses, au point de vue religieux, est-il étonnant qu’ils s’exaltent et se passionnent contre un peuple qui, rebelle à leur propagande, persiste à adorer Confucius, à s’agenouiller devant de hideuses divinités, et à commettre ainsi, aux yeux de tout bon catholique, les plus coupables profanations ! S’il s’agissait de sauvages, les missionnaires n’exprimeraient sans doute que des sentimens de commisération et de pitié ; mais il s’agit des Chinois, c’est-à-dire d’une nation très civilisée, qui raisonne et discute à la façon des philosophes, et qui pèche à la fois par pensée, par parole et par action : dès-lors plus d’indulgence ; la charité est lasse ; la notion du juste s’altère ; c’est le mépris, et le mépris le plus énergique, qui domine l’âme de ces hommes ardens, dont la volonté, irritée par les obstacles, s’acharne vainement à la conversion des infidèles. L’excommunication religieuse devient en même temps une excommunication morale. La Chine tout entière est mise à l’index, et son peuple dénoncé sans miséricorde à l’animadversion du monde chrétien. — Je ne puis m’expliquer autrement le pessimisme outré du père Broullion et l’impitoyable rigueur de ses jugemens sur les Chinois. Les missionnaires modernes ont parfois reproché aux jésuites du xviiie siècle une indulgence excessive pour les sujets de l’empereur Kang-hi : je ne pense donc pas commettre une irrévérence en constatant, dans les écrits des jésuites modernes, l’exagération du sentiment contraire.

Je comprendrais mieux, tout en les regrettant, les expressions peu charitables dont le père Broullion se sert à l’égard des missions protestantes. Ce sont les protestans qui ont ouvert le premier feu : dès l’origine de l’insurrection actuelle, ils ont imprimé dans leurs journaux que les prêtres catholiques étaient les instigateurs du mouvement, que, pour le triomphe de leur foi, ils prêchaient partout la révolte et soudoyaient une armée de bandits. Ces accusations, notoirement calomnieuses, pouvaient avoir pour effet de déconsidérer nos missionnaires aux yeux des gens paisibles, d’exciter contre le catholicisme la haine soupçonneuse des mandarins et de donner le signal de nouvelles persécutions. Par leurs correspondances avec l’Europe, par leur conduite en Chine, les jésuites, de même que les autres congrégations, ont protesté contre les perfides insinuations de leurs adversaires. J’aurais préféré que le père Broullion s’en tînt là. Si les jésuites étaient condamnés à se défendre toutes les fois