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qui charment le foyer domestique ne sont pas inconnues des Chinois, La grande majorité de la nation respecte « la famille et la propriété. » Si l’on descend dans les basses classes, on voit des agriculteurs et des artisans, non pas seulement pleins d’intelligence et d’adresse, mais encore patiens, laborieux, infatigables. On les attire, on les transporte à grands frais dans les colonies européennes. Quel est le gouvernement qui voudrait de cette nouvelle population, si elle n’introduisait à sa suite que des habitudes vicieuses et des instincts corrompus ? Partout où les Chinois sont établis, ils se sont placés peu à peu au premier rang, grâce à leur esprit d’ordre, à leur économie, à leur honnêteté dans les transactions. Ce n’est cependant pas l’élite de la nation qui émigre. Enfin je cherche vainement dans mes propres souvenirs des faits, des incidens, qui justifient l’anathème prononcé par le père Broullion. Sans avoir la ridicule prétention de connaître la Chine et les Chinois autant que doit les connaître un missionnaire qui a passé plusieurs années dans le Kiang-nan, je demande la permission d’exprimer, sur le compte d’anciens hôtes avec lesquels nous lie un traité de paix et d’amitié au moins pour dix mille ans, l’opinion plus indulgente d’un laïque. Notre pauvre humanité n’est certainement pas plus vertueuse en Chine qu’ailleurs ; mais je déclare n’avoir rencontré, ni à Canton, ni à Ning-po, ni à Shanghai, en un mot nulle part, les types monstrueux qui ont excité à un si haut degré la verve railleuse ou indignée du père Broullion et du père Hue, et je ne sache pas que les personnes avec lesquelles j’ai voyagé les aient davantage aperçus[1].

On se demande sans doute dans quelle pensée les missionnaires prendraient plaisir à attaquer ainsi la réputation de tout un peuple, car leur bonne foi est incontestable : ils disent et écrivent ce qu’ils pen-

  1. Voici comment le père Brouillon apprécie (chapitre V) la vie sociale des Chinois : « … C’est un art sans perspective, une doctrine sans hase et sans méthode. Chez les hommes, la passion sans amour ; chez les femmes, la soumission aux lois du mariage sans affection véritable, et le respect des enfans pour leurs parens dénué de toute tendresse. Des transactions commerciales où la confiance n’est pour rien ; des magistrats qui jugent contrairement aux règles de la justice et du droit ; un gouvernement qui fonctionne dans le faux, non moins lâche que cruel ; des lettrés, véritables machines mnémotechniques, vous récitant sans broncher les sentences décousues de Kam-fou-tsé ou les périodes sonores de Men-tsé ; mais des pensées, de la logique, il ne faut pas en attendre d’eux. Enfin une culture polie, qui n’est ni la science ni la bonne éducation ; une finesse d’esprit qui n’a rien à démêler avec la conscience ; une perspicacité étroite, des intelligences mortes, des cœurs abâtardis. Et, si vous passez à l’extérieur, des corps sans nerfs qui, à l’instant d’accomplir un rit, s’empèsent comme une étoffe ou s’enraidissent comme une momie, et dont, le cérémonial une fois terminé, vous voyez les muscles se détendre et tous les membres se disloquer : véritable chair sans os, articulations sans jeu libre, vie d’ordonnance d’où est absente toute spontanéité. Telle est la nation que nous avons entrepris de réformer » Le Mémoire du père Brouillon contient d’autres portraits du même genre. Quels Chinois !