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en Chine, et notamment dans le Kiang-nan, à la propagation du catholicisme. Il consacre tout un chapitre à représenter sous les couleurs les plus sombres la situation morale du Céleste Empire. Suivant lui, la nation entière est vouée au matérialisme le plus abject. Quelles ressources peuvent offrir pour la foi une population avide de riz et de sapèques, des mandarins fumeurs d’opium et rapaces, « qui s’engraissent des sueurs du peuple, » des lettrés pour lesquels l’exercice des charges publiques n’est qu’un brigandage ? La Chine, telle que la peint le père Broullion, serait la plus méprisable nation de la terre, et le vernis de littérature et de politesse dont elle est encore parée aux yeux des gens superficiels ne serait qu’un masque vainement appliqué sur les rides de sa misérable décrépitude ! Nous connaissons déjà ce portrait : nous l’avons vu, tracé de main de maître, dans le livre de M. Huc, et malgré l’accord parfait qui existe entre les impressions des deux missionnaires, nous ne pouvons nous empêcher de solliciter en faveur de ces pauvres Chinois un peu d’indulgence et de charité. Le père Broullion prévoit bien que ses jugemens paraîtront peut-être trop rigoureux, et il s’efforce d’expliquer comment un peuple dont les anciens jésuites ont vanté l’heureux naturel et les qualités estimables inspire aux jésuites modernes tant de mépris. Il rappelle qu’autrefois les hauts emplois n’étaient donnés qu’au mérite, que les lettrés obtenaient légitimement leurs grades, que les magistrats savaient rendre la justice, que l’autorité était respectable et respectée. Il n’en est plus de même aujourd’hui : les grades littéraires se vendent au plus offrant ; il n’y a plus de justice, plus d’administration, plus de gouvernement. Tout s’est métamorphosé depuis deux siècles, l’âge d’airain a succédé à l’âge d’or, et la révolution qui s’est déchaînée sur la Chine, et qui en si peu de temps y a fait de si rapides progrès, atteste le désordre et la confusion qui règnent dans ce malheureux pays. — Telle est la thèse que soutiennent les missionnaires. Il nous semble qu’elle est trop absolue. Que l’administration en Chine soit déplorable, et que le pays se trouve dans une période marquée de décadence, on ne pourrait en douter ; mais que les Chinois depuis les plus élevés jusqu’aux plus humbles, que la société chinoise tout entière soit dégradée, avilie au point de mériter les flétrissures qu’on lui inflige dans les récens écrits apostoliques, c’est ce qu’on admettra difficilement. Les Européens qui ont longtemps résidé en Chine se louent en général de leurs relations avec les habitans. Les négocians anglais et américains rendent hommage à la probité et à la délicatesse des principaux marchands de Canton et de Shanghai. Dans les boutiques de détail, l’étranger n’est certainement pas plus rançonné que ne le serait dans les magasins de Paris ou de Londres un mandarin du Céleste Empire. Les vertus