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Cependant M. de Malouet m’avait accueilli avec une affabilité plus marquée encore que de coutume, et, sans faire aucune allusion directe à l’incident qui m’amenait contre mon gré à cette fête cynégétique, il n’omit aucune attention pour m’en faire oublier le léger désagrément. Bientôt après, les chiens lancèrent un cerf, et je les suivis avec ardeur, n’étant nullement insensible à l’ivresse de ce divertissement viril, quoiqu’elle ne suffise pas à mon bonheur en ce monde.

La meute se laissa dépister deux ou trois fois, et la journée tourna à l’avantage du cerf. — Nous reprimes vers quatre heures le chemin du château. Quand nous traversâmes la vallée au retour, le crépuscule dessinait déjà plus nettement sur le ciel la silhouette des arbres et la crête des collines : une ombre mélancolique descendait sur les bois, et un brouillard blanchâtre glaçait l’herbe des prairies, tandis qu’une brume plus épaisse marquait les détours de la petite rivière. Comme je m’absorbais dans la contemplation de cette scène, qui me rappelait des jours meilleurs, je vis tout à coup Mme  de Palme à mes côtés.

— Je crois après réflexion, me dit-elle avec sa brusquerie accoutumée, que vous méprisez mon ignorance et mon manque d’esprit beaucoup plus que ma prétendue légèreté de mœurs… Vous faites moins de cas de la vertu que de la pensée… Est-ce cela ?

— Non assurément, dis-je en riant, ce n’est pas cela ; ce n’est rien de tout cela. D’abord le mot de mépris doit être supprimé, n’ayant rien à faire ici ;… ensuite je ne crois guère à votre ignorance et pas du tout à votre manque d’esprit… Enfin je ne vois rien au-dessus de la vertu, quand je la vois, ce qui est rare. Je suis confus au reste, madame, de l’importance que vous attachez à ma manière de voir… Le secret de mes prédilections et de mes répugnances est fort simple : j’ai, comme je vous le disais, le plus religieux respect pour la vertu, mais toute la mienne se borne à un sentiment profond de quelques devoirs essentiels que je pratique tant bien que mal ; je ne saurais donc exiger davantage de qui que ce soit… Quant à la pensée, j’avoue que j’en fais grand cas, et la vie me paraît chose trop sérieuse pour être traitée sur le pied d’un bal continuel, du berceau à la tombe. De plus les productions de l’intelligence, les œuvres de l’art en particulier sont l’objet de mes préoccupations les plus passionnées, et il est naturel que j’aime à pouvoir parler de ce qui m’intéresse. Voilà tout.

Faut-il absolument avoir sans cesse à la bouche les extases de l’âme, les cimetières et la Vénus de Milo pour prendre dans votre opinion le rang d’une femme sérieuse et d’une femme de goût ?… Au surplus, vous avez raison, — je ne pense jamais ; si je pensais une seule minute, il me semble que je deviendrais folle, que ma tête