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ment destiné à ces dames était prêt ; il ne s’agissait plus que de les y parquer. En traversant une des rues de Péra, je fus arrêtée par un rassemblement d’une vingtaine de personnes attroupées autour d’un gavas (sorte de garde urbaine) qui pérorait pour persuader à une négresse de se laisser conduire dans le palais qui l’attendait, et où elle trouverait tous les agrémens imaginables. La négresse ne répondait que ces mots : « Tuez-moi plutôt ! » et elle sanglotait. Et le gavas de recommencer ses descriptions fantastiques et enthousiastes du bon lit, de la bonne chère, des beaux vêtemens, de la pipe sans cesse allumée, du café coulant à grands flots, de toutes les délices qui feraient de cette prison un vrai paradis. J’assistai à la discussion pendant près d’une demi-heure, et lorsque je continuai ma route, rien n’était encore décidé. Je demandai pourtant à une espèce de valet de place qui m’accompagnait pourquoi le gavas perdait son temps à convaincre la négresse, au lieu de l’emmener de force à sa destination. — Une femme ! me répondit-il complètement scandalisé de ma question, et je commençai à soupçonner que les Turcs ne sont pas aussi butors qu’on veut bien le dire en Europe.

La seconde anecdote se rapporte aussi à mon séjour à Constantinople. Une femme d’origine marseillaise, mais mariée à un musulman, avait un procès à je ne sais plus quel sujet ; ce que je sais, c’est que ses adversaires fondaient leurs prétentions et leurs espérances sur un document qu’ils avaient déposé entre les mains du juge. Instruite de cette circonstance, la Marseillaise se rend chez le juge et le prie de lui donner connaissance de ce titre. Rien de plus juste. Le juge prend le papier et se met en mesure d’en donner lecture à la dame ; mais à peine a-t-il fixé ses lunettes sur son nez, que la dame s’élance, lui saute à la gorge, lui arrache le papier, le met dans sa poche, fait sa révérence et sort tranquillement en traversant le vestibule, rempli de soixante esclaves ou serviteurs. La Marseillaise défia ses adversaires de produire aucun document écrit en leur faveur, et elle gagna son procès. Quand on me raconta cette histoire, je fis remarquer que le juge était sans doute gagné par la Marseillaise, puisqu’il lui eût été on ne peut plus facile, s’il l’avait voulu, de la faire arrêter par ses gens et de lui enlever le papier qu’elle avait dérobé avec tant d’effronterie. On me répondit encore : « Une femme ! »

Ansha se contentait donc de mettre obstacle au développement de l’amour d’Hamid pour sa jeune femme, et en cela elle réussit passablement. Hamid demeura à l’égard d’Emina tel qu’il était le jour même de ses noces, poli, souriant ; mais de progrès dans son affection, la pauvre enfant n’en fit guère. J’ai dit que les façons glaciales et moqueuses du bel Hamid causaient à Emina un malaise doulou-